vendredi 4 juin 2010

L'existence et le temps

De quoi parle-t-on quand nous parlons de l’existence ? Apparemment exister, vivre, être pourraient être tenus pour des termes équivalents, mais philosophiquement c’est une confusion.

La vie peut être comprise au sens organique, comme accomplissement des fonctions biologiques qui assurent l’existence de l’individu et la perpétuation de l’espèce. En ce sens, quand nous mangeons, respirons, digérons, nous relevons de la vie. Mais on peut aussi se demander en philosophie ce qu’est une vie bonne ou méritant d’être vécue. Les philosophes antiques s’interrogent sur les conditions de la vie heureuse. Il s’agit alors de la conformité à un idéal de vertu ou de sérénité.

Être est un terme difficile à définir. On dira que je suis, par exemple, une chose qui pense, que la pierre est pesante, que Paris est la capitale de la France. Derrière le même mot, il y a en fait des concepts différents.

Dire d’une chose (par exemple, la vertu ou la justice ou la vérité) ce qu’elle est, c’est définir son essence, c’est-à-dire l’ensemble des propriétés constitutives de cette chose. Par exemple, l’essence de la justice, c’est reconnaître à tous les mêmes droits ou encore donner à chacun ce qui lui revient. Et l’essence du triangle, c’est d’être une figure géométrique à trois angles et trois côtés. Et l’essence s’oppose aux accidents, ou aux propriétés accidentelles de la chose : pour le triangle, avoir trois angles relève de l’essence, mais avoir un côté de 10 cms ou de 20 cms relève de l’accident.

Par contre, dire d’une chose qu’elle est, c’est dire qu’elle existe. Et alors existence s’oppose à néant et non plus à accident. C’est énoncer un fait dont nous verrons qu’il est totalement contingent. Il y a des choses qui ont une essence sans avoir d’existence, par exemple les fées ou les dragons. Et on pourra se poser la question de savoir si l’homme, qui est le seul être qui existe, a ou pas une essence.
En tant qu’être universel, l’homme, en tant par exemple qu’il s’oppose à l’animal, a peut-être une essence : la possession de la raison, du langage articulé, le fait d’être un animal social. Mais chacun d’entre nous, qui existons à la première personne, sommes-nous définis par l’essence de l’homme ou avons-nous chacun à inventer notre existence, à lui donner sens et signification ?

Le terme d’existence devrait être réservé à l’homme. Nous ne nous contentons pas de vivre, nous existons, c’est-à-dire que nous nous projetons dans l’avenir, nous avons conscience de vivre et nous nous posons la question de la valeur de notre existence, du sens à lui donner. Conséquence de l’incomplétude de l’homme et du fait qu’il est radicalement inachevé : l’animal n’a pas à exister, il n’est pas conscient de vivre, sa vie est la répétition monotone de comportement commandés par des déterminismes naturels comme les instincts. C’est pourquoi aucun animal ne peut se poser la question du sens de sa vie et ne peut rencontrer l’absence de sens, qu’on appelle l’absurde. Un homme peut juger son existence absurde arrivé au soir de sa vie. Et surtout, l’animal est privé de la conscience de la mort, alors que la mort est l’horizon de notre existence. Nous devons donner un sens à cet horizon, soit en fuyant l’idée de la mort soit en l’assumant et en l’intégrant dans nos projets. La conscience nous a arraché à l’innocence de la vie animale. Raison pour laquelle Merleau-Ponty disait que “toute conscience est donc malheureuse, puisqu’elle se sait vie seconde et regrette l’innocence d’où elle se sent issue”. (Sens et non-sens) C’est donc la conscience qui transforme la vie en existence.

Cela implique que l’existence échappe à l’essence, qu’elle lui est toujours plus ou moins extérieure et irréductible, et que par conséquent l’essence ne peut contenir l’existence.

Ce que montre bien le débat entre Descartes et Kant à propos de l’argument ontologique de l’existence de Dieu. La preuve ontologique, telle qu’elle est exposée par Descartes revient à dire que si je puis former l’idée de Dieu, c’est celle d’une entité qui détient au plus haut point toutes les perfections. Or l’existence est une perfection, donc Dieu, qui est l’être parfait, existe. Descartes avance, dans le discours de la méthode : “revenant à examiner l’idée que j’avais d’un être parfait, je trouvais que l’existence y était comprise, en même façon qu’il est compris en celles d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits”.

Kant critiquera cet argument en montrant que Descartes a confondu deux sens du mot être : être au sens de l’essence (Dieu est parfait) et être au sens de l’existence (Dieu est). Or l’existence ne peut se déduire d’un concept de la même façon que l’on peut déduire les propriétés du triangle à partir de sa seule définition. Par conséquent, que dieu soit possible, puisque son essence n’implique aucune contradiction, n’implique pas qu’il existe. De la définition des triangles, on peut déduire la nécessité de leurs propriétés, mais pas qu’existent réellement des triangles dans la réalité. Autrement dit, l’existence est irréductible à tout concept.

Kant prend l’exemple de cent thalers et il dit que du point de vue du concept, du point de vue de leur définition, cent thalers réels ne différent pas de cent thalers possibles ou imaginés. L’existence des thalers dans ma poche n’enrichit pas le concept de thaler, qui est déjà parfait en soi-même, du seul point de vue de sa définition. Dans son vocabulaire, Kant dit que l’existence n’est pas un prédicat, alors que bon, raisonnable, sociable, sont des prédicats que l’on attribue à l’homme et qui enrichissent sa définition quand on dit que l’homme est sociable etc …

Ce pendant, même si l’existence n’enrichit pas le concept de thaler, comme le dit Kant, je suis plus riche avec cent thalers réels et existant au fond de ma poche qu’avec cent thalers possibles.

Qu’est-ce que cela implique ? Cela implique que l’existence ne peut se prouver, elle ne peut que s’éprouver, à travers l’expérience. L’existence se signale par la radicalité de sa contingence, autrement dit, alors que le concept d’homme implique par exemple que tout homme est nécessairement un être social ou parlant, je, en tant que sujet, pourrait être autrement ou ne pas être du tout. Prise de conscience de la contingence qui suscite l’effroi de Blaise Pascal qui dit :

“ Je m’effraie et je m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ?” (Pensées) C’est le thème de la gratuité de l’existence, au sens non pas de ce qui n’a pas de prix, mais de ce qui est privé de raison.
De nouveau Pascal : “ En regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi, comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte, et qui s’éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d’en sortir”.
Il est impossible de trouver une nécessité à l’existence contingente de chacun d’entre nous. Cette existence contingente, il est impossible de la conceptualiser. Cette contingence consiste dans le fait d’être comme le dit Sartre “jeté dans l’existence”. Je n’ai ni choisi d’exister, ni le moment où je vais naître, ni ma condition sociale, ni mon corps. C’est la facticité de l’existence.

Double sens de facticité : dans un premier sens, le mot renvoie au fait, mon existence est un pur et simple fait qui n’est justifiable par aucune nécessité, et dans un deuxième sens, facticité renvoie à factice, c’est-à-dire à inauthentique. Ne sommes-nous jamais que des êtres inauthentiques, des êtres de cérémonie qui ne sont ce qu’ils sont que sur le mode du jeu ? Quand je viens faire cours, je joue au prof de philo et vous, vous jouez à l’élève.

Ensuite, contingence et facticité implique qu’exister, c’est être absolument singulier. Montaigne faisait déjà remarquer qu’il n’y avait pas deux œufs de poule strictement identiques. Quant à Leibniz, il montrait que dans la nature, il n’y a pas deux êtres absolument semblables, sinon, ils ne feraient pas deux, ils ne feraient qu’un, ils seraient indiscernables.

Cela veut dire qu’un individu humain se situe au-delà de toutes les déterminations objectives, telles qu’elles peuvent être montrées par exemple par les sciences.
Socrate n’était pas seulement un grec qui vivait à telle époque, qui était citoyen, il était aussi comme le disait Kierkegaard, fondateur de l’existentialisme (1815-1855) un “existant unique”, qui se distinguait de tous les autres grecs de son temps. Alors qu’un animal est tous les animaux de son espèce.
Dans son journal, Kierkegaard montre la crise à travers laquelle il prend conscience du caractère premier de l’existence :

“Ce qui me manque au fond, c’est de voir clair en moi, de savoir ce que je dois faire, et non ce que je dois connaître. Il s’agit de comprendre ma destination, de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir.”

Pour cerner l’idée d’existence, partir de la même question, posée à la fois par Kant et par Kierkegaard, la question “que dois-je faire ?” mais qui a un sens radicalement différent pour chacun. Lorsque Kant demande “que dois-je faire?”, il pose en fait la question de savoir quels sont les devoirs de tout être humain à l’égard de ses semblables et de lui-même. Il s’agit d’une question à portée universelle et on sait qu’il y réponde en terme d’impératif catégorique, c’est-à-dire en terme également universel : “agis de telle sorte que tu traites la personne d’autrui comme une fin et jamais simplement comme un moyen”.

Lorsque Kierkegaard pose la même question, il s’intéresse à une existence absolument singulière et sa question vise à demander ce que peut être une existence authentique. (Importance de l’opposition de l’authentique et de l’inauthentique pour la pensée de Sartre).

Raison pour laquelle à la fin de sa vie Kierkegaard met en garde contre toutes les visions du monde qui au nom de la foule et du nombre, risquent de ne plus accorder d’importance à l’individu dans son absolue singularité, et de le noyer dans l’anonymat de la foule, ce que Heidegger appellera le “on”. Le règne du On, pour Heidegger signifie que dans le monde ambiant quotidien, chacun ressemble à chacun : nous voyons et jugeons le monde comme tout le monde le voit par un nivellement qui exclut que chacun puisse donner son propre sens au monde. C’est une façon d’être dans la moyenne et la médiocrité qui dissuade chacun d’être lui-même en un sens authentique.

Pour Kierkegaard, le prestige du nombre, du quantitatif exerce ses ravages dans deux domaines du monde moderne : la politique et la presse. L’homme politique, par démagogie ne s’intéresse à une opinion que lorsqu’elle est susceptible de lui apporter un certain nombre de voix ou d’électeurs.
“ La foule, c’est le mensonge. C’est pourquoi au fond, nul ne méprise plus la condition de l’homme que ceux qui font profession d’être à la tête de la foule”
Quant à la presse, elle est le règne du nombre et de la quantité.

C’est cette singularité opposée au règne du On que l’existentialisme essaiera de saisir, en insistant sur la place de la subjectivité, sur la singularité de la conscience de chacun, avec ses contradictions, ses déchirements. La pensée conceptuelle paraît avoir du mal à saisir cette existence, parce que la pensée est générale et abstraite alors que toute existence est unique et singulière.

La pensée peut nous dire que l’homme est un animal raisonnable, ou que tout homme doit obéir à l’impératif catégorique, comme le disait Kant, mais que peut-elle nous faire comprendre d’un homme particulier, avec sa vie qui est absolument unique, les choix qu’il a été le seul à pouvoir faire, les doutes et les inquiétudes qui ont été les siens. L’existence d’un homme, c’est le résidu qui subsiste quand on a ôté toutes ses caractéristiques objectives, son rang social, sa place dans la société etc … En ce sens exister, c’est se tenir en-dehors de toute connaissance objective, c’est sortir de toute détermination objective. Existence vient d’ailleurs d’un verbe latin qui veut dire “sortir de”.

Partir du texte de Sartre extrait de “ L’existentialisme est un humanisme “ :

Lorsqu’on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s’est inspiré d’un concept; il s’est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a une utilité définie; et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence-c’est-à-dire l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir-précède l’existence, et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l’existence.
Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur, et quelle que soit la doctrine que nous considérions, qu’il s’agisse d’une doctrine comme celle de Descartes ou de la doctrine de Leibniz, nous admettons toujours que la volonté suit plus ou moins l’entendement, ou tout au moins l’accompagne, et que Dieu, lorsqu’il crée, sait précisément ce qu’il crée. Ainsi, le concept d’homme, dans l’esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans l’esprit de l’industriel.
L’homme individuel réalise un certain concept qui est dans l’entendement divin. Au XVIII° siècle, dans l’athéisme des philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pour autant l’idée que l’essence précède l’existence. Cette idée, nous la retrouvons un peu partout: nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et même chez Kant. L’homme est possesseur d’une nature humaine; cette nature humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d’un concept universel, l’homme; chez Kant, il résulte de cette universalité que l’homme des bois, l’homme de la nature, comme le bourgeois sont astreints à la même définition et possèdent les mêmes qualités de base. Ainsi, là encore, l’essence d’homme précède cette existence historique que nous rencontrons dans la nature.
L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine. Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur; rien n’existe préalablement à ce projet; rien n’est au ciel intelligible, et l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être. Non pas ce qu’il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c’est une décision consciente, et qui est pour la plupart d’entre nous postérieure à ce qu’il s’est fait lui-même. Je peux vouloir adhérer à un parti, écrire un livre, me marier, tout cela n’est qu’une manifestation d’un choix plus originel, plus spontané que ce qu’on appelle volonté. Mais si vraiment l’existence précède l’essence, l’homme est responsable de ce qu’il est.
SARTRE. L’existentialisme est un humanisme

Donc, quand il s’agit de l’homme, l’existence précède l’essence. Ma vie ou ma personnalité ne sont pas construites sur un modèle dessiné d’avance ou pour un but précis. C’est moi qui choisirai librement de m’engager dans telle ou telle entreprise, de servir telle ou telle fin ou d’avoir telle ou telle personnalité.

Pour le dire autrement, il n’y a pas de nature humaine. D’où l’idée que je suis “condamné à être libre”, c’est-à-dire que je serai seulement ce que je ferai de moi-même, je ne suis que l’ensemble de mes projets, de mes engagements et de mes décisions. Autrement dit, chaque homme est entièrement responsable, non pas seulement de ce qu’il fait, mais de ce qu’il est.

Opposition de l’existentialisme à toute forme de déterminisme, comme celle rencontrée chez Spinoza, affirmant que l’homme n’est pas un empire dans un empire, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une enclave de libre-arbitre dans un monde par ailleurs régi par un strict déterminisme.

Pour Sartre, ce déterminisme est une position dogmatique à laquelle il faut opposer l’idée qu’il n’y a pas de nature humaine (qu’on la voit dans une part de nature qui serait en nous, ou comme une tâche à réaliser, comme celle de devenir un être autonome), il y a seulement une condition humaine.
Cette condition humaine, c’est le rapport entre la liberté et ce que Sartre appelle la situation. Pour Sartre, la liberté est en situation.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Chaque être humain se découvre jeté dans l’existence, mais dans un cadre, dans un milieu objectif qu’il n’a pas choisi : nous avons un corps, une apparence physique dont nous nous arrangeons plus ou moins bien, nous naissons dans une famille, dans une classe sociale, à un moment donné de l’histoire. Tout cela nous ne l’avons pas choisi. Nous avons des amis mais aussi des ennemis, nous pouvons rencontrer des obstacles, par exemple une situation économique défavorable.

Il y a des choses sur lesquelles nous avons un pouvoir mais d’autres que nous ne pouvons pas changer. Nous pouvons faire des études et essayer de sortir de la classe sociale dans laquelle nous sommes nés, mais nous ne pouvons pas changer de corps (et encore) ou de période historique.

Mais c’est chacun de nous qui va librement conférer un sens à cette situation objective.

Un déterministe dirait par exemple que des hommes opprimés ou exploités économiquement se sont révoltés parce qu’ils étaient dans une situation intolérable, ou bien que je suis en colère contre quelqu’un parce que son comportement était inacceptable, ou, plus banalement que j’ai pris mon parapluie pour sortir parce qu’il pleuvait.

Donc un déterministe invoque des causes, qu’elles soient d’ordre physique, sociales, psychologiques. C’est ce que refuse l’existentialisme sartrien qui dit que nous sommes non pas agis par des causes, mais mus par des motifs. Les causes régissent le monde matériel, celui des choses qui ont une nature ou une essence, alors que les hommes suivent des motifs.

Quelle est la différence entre des causes et des motifs ? Le motif, c’est la libre estimation que je vais avoir d’une situation, c’est le sens que je vais librement lui donner.

Par exemple, ce n’est pas la pluie qui est la cause du fait que je vais prendre mon parapluie, mais le fait que j’estime le rhume dommageable et que je préfère la santé au plaisir d’une promenade sous la pluie. Mais j’aurais pu prendre le risque de la maladie et donnant plus de valeur à une libre promenade sans s’encombrer d’un parapluie.

Dans le domaine politique, Sartre fait remarquer qu’une situation n’est pas en soi intolérable, mais que c’est seulement un projet de révolte qui lui a donné ce sens. Il y a eu des périodes de l’histoire ou il n’était même pas besoin de la force pour maintenir par exemple l’esclavage, celui-ci n’était pas vécu par les esclaves eux-mêmes comme oppression. On pourrait aussi donner un autre sens à l’oppression et la considérer comme une épreuve envoyée par le ciel pour tester ma foi, et j’aurais alors librement choisi l’acceptation. Par exemple, l’acceptation de la maladie par le chrétien.

C’est donc le sens que je vais donner à la situation que je vis qui va être le motif de mon action et de mes choix et décisions. Donc, rien ne me détermine à faire ceci plutôt que cela et ma liberté face à ma condition est absolue.
C’est évident face à un des traits fondamentaux de notre condition, notre finitude, la mort et la conscience de la mort. La mort fait partie de ce que l’on a appelé la facticité. Je suis condamné à mourir par la nature et je ne peux y échapper, mais c’est moi et moi seul qui va donner un sens à cette mort. Je peux la considérer comme une promesse de vie éternelle, comme un châtiment, comme une délivrance, comme une injustice ou une absurdité. Et c’est ce sens qui sera le motif de ma conduite à l’égard de ma finitude : la peur, l’acceptation sereine, le divertissement ou volonté de l’ignorer et de faire comme si elle ne me concernait pas.

Me voilà tuberculeux par exemple. Ici apparaît la malédiction (et la grandeur). Cette maladie, qui m’infecte, m’affaiblit, me change, limite brusquement mes possibilités et mes horizons. J’étais acteur ou sportif; avec mes deux pneumos, je ne puis plus l’être. Ainsi négativement je suis déchargé de toute responsabilité touchant ces possibilités que le cours du monde vient de m’ôter. C’est ce que le langage populaire nomme être diminué. Et ce mot semble recouvrir une image correcte : j’étais un bouquet de possibilités, on ôte quelques fleurs, le bouquet reste dans le vase, diminué, réduit à quelques éléments.
Mais en réalité il n’en est rien : cette image est mécanique. La situation nouvelle, quoique venue du dehors doit être vécue, c’est-à-dire assumée, dans un dépassement. Il est vrai de dire qu’on m’ôte ces possibilités mais il est aussi vrai de dire que j’y renonce ou que je m’y cramponne ou que je ne veux pas voir qu’elles me sont ôtées ou que je me soumets à un régime systématique pour les reconquérir. En un mot ces possibilités sont non pas supprimées mais remplacées par un choix d’attitudes possibles envers la disparition de ces possibilités.
Et d’autre part surgissent avec mon état nouveau des possibilités nouvelles : possibilités à l’égard de ma maladie (être un bon ou un mauvais malade), possibilités vis-à-vis de ma condition (gagner tout de même ma vie, etc,), un malade ne possède ni plus ni moins de possibilités, qu’un bien-portant ; il a son éventail de possibles comme l’autre et il a à décider sur sa situation, c’est-à-dire à assumer sa condition de malade pour la dépasser (vers la guérison ou vers une vie humaine de malade avec de nouveaux horizons).
Autrement dit, la maladie est une condition à l’intérieur de laquelle l’homme est ne nouveau libre et sans excuses. Il a à prendre la responsabilité de sa maladie. Sa maladie est une excuse pour ne pas réaliser ses possibilités de non-malade mais elle n’en est pas une pour ses possibilités de malade qui sont aussi nombreuses. (...) La maladie est bien une excuse, mais pour les possibilités qu’elle m’a ôtées simplement. Elle m’est une excuse pour ne plus jouer la comédie (si j’étais acteur), mais justement c’est pour des mortes-possibilités, pour des possibilités qui ne sont plus miennes. Mais pour ma vie vivante de malade, elle n’est plus une excuse, elle est seulement condition.
Ainsi suis-je sans repos : toujours transformé, miné, laminé, ruiné du dehors et toujours libre, toujours obligé de reprendre à mon compte, de prendre la responsabilité de ce dont je ne suis pas responsable. Totalement déterminé et totalement libre. Obligé d’assumer ce déterminisme pour poser au-delà les buts de ma liberté, de faire de ce déterminisme un engagement de plus.

Jean-Paul Sartre. Cahiers pour une morale.

Donc, chaque situation m’est imposée de l’extérieur, mais je dépasse cette situation par un projet à venir, par le sens que je lui donne, et ce dépassement, Sartre le nomme “transcendance”.
À chaque instant de ma vie, je dois choisir non seulement ce que je vais faire, mais ce que je vais être, c’est-à-dire, encore une fois, que je suis condamné à être libre.
Choisir de ne pas choisir, en se laissant guider passivement par les circonstances, c’est encore choisir librement. Nos libres décisions d’aujourd’hui n’engagent pas celles de demain, et à tout moment, je peux, si je le veux, changer mon existence et en réorienter le cours, parce que rien ne me détermine.

Penser à l’affirmation de Sartre : “ Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande “. Il voulait dire par là que plus la situation est tragique, plus le choix est urgent. Je devais choisir ou bien de me taire en attendant la fin de la guerre, ou collaborer pour tirer profit de la situation, ou entrer dans la résistance au risque d’y laisser ma vie ou de voir celle-ci battue et écrasée. Mais nul ne pouvait choisir à ma place. (Prendre l’exemple de l’étudiant venu trouver Sartre dans l’existentialisme)
Mais on peut rétorquer que je vais être déterminé à telle ou telle attitude par exemple par mon caractère : si je suis né lâche, j’attendrai la fin de la guerre, si je suis né courageux, je choisirai la résistance.

Sartre répond que l’homme n’a pas un caractère de la même façon qu’une chose a une nature ou une essence. Il n’y a pas de déterminisme psychologique, l’homme se choisit lui-même comme lâche ou courageux.

Considérer la personnalité comme un ensemble de dispositions qui précéderaient l’action en la déterminant est d’ailleurs une erreur. La lâcheté n’est pas un état qui sommeillerait en moi comme l’instinct sommeille dans l’animal en déterminant son comportement. La lâcheté est un ensemble d’actes effectifs et idem pour le courage. L’homme n’est que ce qu’il fait ou encore l’ensemble de ses actes. Prendre l’exemple du génie littéraire : le génie de Proust n’est pas une disposition intérieure, c’est l’ensemble de son oeuvre.

D’autre part, l’homme est sujet, il est une subjectivité, il a conscience d’exister et son existence se réfléchit dans sa conscience. Par exemple, si je suis triste, j’ai conscience d’être triste, et avoir conscience de cette tristesse, c’est la poser à distance de moi-même comme un objet. Le Je qui prend conscience de la tristesse n’est plus exactement celui qui éprouve la tristesse. Être conscient, c’est ne pouvoir jamais coïncider absolument avec soi-même, alors qu’une chose ou un animal ne sont que c qu’ils sont, ils coïncident absolument avec eux-mêmes.

Par exemple, le je qui se laisse aller à la colère choisit librement de se laisser submerger par la colère, mais il peut l’interrompre. Elle n’est pas comme un montage comportemental inné contre lequel l’animal ne peut rien. Ma conscience est néantisation des particularités de ce moi qui est le mien. Autrement dit, je choisis librement d’être l’existant que je suis.

Cette liberté absolue de la conscience et de la subjectivité s’éprouve dit Sartre dans l’angoisse, qu’il ne faut pas confondre avec la peur ou l’angoisse au sens psychiatrique du terme.
La notion d’angoisse a une origine psychologique ou psychanalytique. Par exemple, chez Freud, l’angoisse est l’état du sujet quand il se trouve dans une situation traumatique, c’est-à-dire soumis à un flux d’excitations d’origine externe ou interne qu’il est incapable de maîtriser. Dans un sens plus général, l’angoisse se distingue de la peur dont l’objet peut être clairement désigné, alors que l’angoisse est un sentiment de sourde menace sans cause définie.

Chez Sartre la notion d’angoisse va prendre un sens existentiel, elle est constitutive de la réalité humaine. Elle est la prise de conscience de la liberté et du délaissement de l’homme dans la contingence du monde. La notion de délaissement est empruntée à Heidegger (Geworfenheit) et elle signifie le sentiment d’être jeté et abandonné dans un monde purement factuel et contingent quand il apparaît qu’aucun point fixe ne peut nous servir de repère ou de refuge pour justifier le fait d’être là et d’agir.

Dans l’Être et le Néant, Sartre dit : “ Je suis délaissé dans ce monde, non pas au sens où je demeurerais abandonné et passif dans un univers hostile, mais au contraire au sens où je me trouve soudain seul et sans aide, engagé dans un monde dont je porte l’entière responsabilité “. Le délaissement est constitutif de la condition humaine parce qu’il est un pur fait que je suis jeté par ma naissance dans un monde contingent et qu’il m’appartient d’être l’auteur de ma vie. C’est de ce délaissement que surgit l’angoisse comme trait de notre condition.

L’angoisse surgit dans un retour réflexif sur soi, quand j’appréhende une conduite comme possible mais comme non nécessaire. Un néant sépare celui que je suis de celui que je serai, interdisant toute référence à un quelconque déterminisme psychologique. Sartre prend l’exemple du joueur : faut-il continuer de jouer, faut-il arrêter ? Les possibles restent ouverts et je découvre l’imprévisibilité des inventions de ma liberté. C’est cette indétermination que je ressens comme angoisse. Et cette situation concerne tous les instants de la vie, toutes les conduites, aussi bien celles dont l’enjeu est fort que les plus anodines.

Mais la plupart du temps, la menace de l’angoisse génère des conduites d’évitement dans lesquelles je fais comme si je n’étais pas libre, comme si je n’avais pas le choix, comme si j’étais déterminé, ce que Sartre appelle des conduites de mauvaise foi.

Lorsque je réalise que je suis seul avec ma liberté, que moi seul peut décider de moi-même, je peux être tenté d’abdiquer cette liberté qui paraît trop lourde à porter. Je sombre alors dans l’inauthenticité de la mauvaise foi.

La mauvaise foi est une attitude essentielle à l’homme, un risque inhérent à la conscience qui tente de fuir sa liberté.

Considérons le garçon de café. Il le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d’investigation. L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser l’inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier.

Jean-Paul Sartre. L’être et le néant.

Dans la mauvaise foi, nous jouons à être ce que nous ne sommes pas, parce qu’en fait nous ne sommes rien. Je suis de mauvaise foi dans chaque circonstance où je veux et ne veux pas quelque chose. La conscience pose un projet mais en même temps l’angoisse que cela suscite m’entraîne à faire comme si je ne pouvais faire autrement. En fait, nous ne sommes jamais rien, mais nous pouvons jouer à être quelque chose et nous sombrons dans la mauvaise fois quand nous oublions que nous jouons à être ceci ou cela : c’est l’esprit de sérieux. L’homme “sérieux” dit Hannah Arendt dans un livre consacré à la philosophie de l’existence, c’est celui qui se pense par exemple comme président de sa société, comme dignitaire de la légion d’honneur, comme père, comme mari etc … L’esprit de sérieux est la négation par excellence de la liberté. Chacun sent parfaitement au fond de lui-même qu’il ne peut être identique à sa fonction, à son rôle. Mais en adoptant une conduite de mauvaise foi, on tente de se transformer en chose. Pour préserver son authenticité et sa liberté, il faut jouer à ce que l’on est, on préserve sa liberté des faux-semblants de nos fonctions sociales ou culturelles. C’est seulement en jouant à ce qu’il est que l’homme peut affirmer qu’il n’est jamais pareil à lui-même comme une chose peut être pareille à elle-même. Une table reste une table, alors que l’homme est sa vie et ses actions, qui n’est jamais terminée avant l’instant de sa mort. Il est sa propre existence.

La liberté de la conscience fait déboucher également sur le thème de l’absurde. On parlera d’absurde dans la philosophie de l’existence pour désigner toute réalité dont ni l’existence ni la légitimité ne peuvent être déduites d’un principe causal ou normatif à valeur absolue. L’absurde des existentialistes ne signifie pas que rien ne vaut la peine, que tout projet est gâché d’avance ou que la vie ne mérite pas d’être vécue, par exemple, parce que de toute façon elle se terminerait par la mort.

Dire que la vie est liée à l’absurde ne signifie pas que la vie n’a pas de sens. Mais la vie d’un homme n’a pas un sens comme une propriété qui lui serait extérieure, mais c’est à chacun d’entre nous que revient la responsabilité de poser des valeurs à partir desquels nous ferons des choix. Mais ces valeurs ne peuvent jamais être fondées sur une base incontestable et absolue. Tous nos choix et nos engagements sont des libres choix qui impliquent l’aléatoire et le risque.

Maintenant, cette existence est plongée dans le temps. Mais qu’en est-il du temps ? En tant qu’êtres humains, nous avons un rapport très particulier au temps dans la mesure où nous sommes capables d’anticipation et de savoir que nous allons mourir. Tout ce qui vit est condamné à mourir, mais sans doute seul l’homme le sait-il. Autrement dit, cette aptitude à se projeter vers le futur et à anticiper notre mort fait que non seulement nous sommes plongés dans le temps, comme tous les êtres vivants, mais que la conscience de la mort et de notre finitude est une dimension essentielle de notre existence. Bergson, dans “les deux sources de la morale et de la religion” fait la remarque suivante :

Les animaux ne savent pas qu’ils doivent mourir. Sans doute il en est parmi eux qui distinguent le mort du vivant : entendons par là que la perception du mort et du vivant ne déterminent pas chez eux les mêmes mouvements, les mêmes actes, les mêmes attitudes ; cela ne veut pas dire qu’ils aient l’idée générale de la vie, non plus qu’aucune autre idée générale, en tant du moins que représentée à l’esprit et non pas simplement jouée par le corps. Tel animal “fera le mort” pour échapper à un ennemi : mais c’est nous qui désignons ainsi son attitude ; quant à lui, il ne bouge pas parce qu’il sent qu’en remuant il attirerait ou ranimerait l’attention, qu’il provoquerait l’agression, que le mouvement appelle le mouvement. On a cru trouver des cas de suicide chez les animaux ; à supposer qu’on ne se soit pas trompé, la distance est trop grande entre faire ce qu’il faut pour mourir et savoir qu’on en mourra ; autre chose est d’accomplir un acte, même bien combiné, même approprié, autre chose d’imaginer l’état qui s’en suivra. Mais admettons même que l’animal ait l’idée de la mort. Il ne se représente certainement pas qu’il est destiné à mourir, qu’il mourra de mort naturelle si ce n’est pas de mort violente. Il faudrait pour cela une série d’observations faites sur d’autres animaux, puis une synthèse, enfin un travail de généralisation qui offre déjà un caractère scientifique. À supposer que l’animal pût esquisser un tel effort, ce serait pour quelque chose qui en valût la peine ; or, rien ne lui serait plus inutile que de savoir qu’il doit mourir. Il a plutôt intérêt à l’ignorer. Mais l’homme sait qu’il mourra. Tous les autres vivants, cramponnés à la vie, en adoptent simplement l’élan.

Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion.

Cette conscience qu’a l’homme de la mort est peut-être une des sources de la culture. (Expliquer rapidement la notion). On trouve des rites funéraires et des cultes des ancêtres dès la préhistoire, et ces rites demeurent absents mêmes dans les sociétés animales les plus évoluées. C’est comme si l’entrée dans la culture se signalait, à côté d’autres traits comme l’invention de la technique, par l’effort de l’homo sapiens pour arracher ses morts à la nature. Hegel disait que l’humanité se caractérisait par l’effort pour ne pas abandonner ses morts à la nature et aux charognards. C’est donc l’existence individuelle et pas seulement la vie sociale qui se trouve marquée et façonnée par la relation de l’homme à la mort.

Mais qu’est-ce que ce temps qui nous lie à la mort. Avant de le définir essayer d’en montrer les caractéristiques les plus évidentes. D’abord, l’irréversibilité d’un ordre. Tout ce qui est simplement dans l’espace peut être mis la tête en bas ou on peut en bouleverser l’ordre, on peut mettre à droite ce qui était à gauche et en haut ce qui était en bas. Mais en ce qui concerne le temps, on ne peut retourner dans le passé ni faire que ce qui a été fait ne soit plus. On peut rebrousser chemin dans l’espace, on ne remontera pas dans le temps pour autant. Cette irréversibilité fait que l’on ne peut se mouvoir dans le temps comme nous le faisons dans l’espace. Nous pouvons maîtriser l’espace, mais nous paraissons subir l’écoulement du temps. Nous pouvons nous remémorer le passé, mais se souvenir ne veut pas dire retourner dans le passé, mais dans le présent, saisir des images du passé. Cette irréversibilité et la conscience qu’on en a donnent naissance à ce sentiment proprement humain, la nostalgie, c’est-à-dire la plainte sur ce qui a été et ne sera jamais plus.
Mais quand nous essayons de définir le temps, les difficultés apparaissent. D’abord, existe-t-il un seul temps ? Le temps vécu subjectivement dans l’attente et le regret est-il le même que le temps objectif de la physique, celui que prétendent mesurer nos montres et nos horloges et que le temps social, découpé par nos activités de travail et de divertissement ? Et quelle est la nature du temps ? A-t-il une existence objective, indépendante de nous, ou alors n’y a-t-il du temps que par la conscience que nous prenons du mouvement et des transformations des choses ?
Saint Augustin disait : “Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas !”

Si l’on veut définir le temps objectif de la physique, cette dernière en fait une dimension unique dans laquelle les changements qui s’y déroulent sont à la fois successifs (c’est ce qui constitue l’ordre du temps) et irréversibles (ce qui définit la direction du temps ou comme on dit parfois, la flèche du temps) La physique montre sur quoi repose l’irréversibilité du temps comme dimension réelle dans laquelle se trouvent tous les êtres et tous les phénomènes. C’est la thermodynamique qui a montré qu’il y a une dissymétrie fondamentale dans la transformation de l’énergie. Tandis qu’il est possible de transformer intégralement du travail en chaleur, il est impossible de transformer intégralement la chaleur en travail. Le premier principe de la thermodynamique établissait la conservation de la quantité d’énergie (dans l’univers, rien ne se crée, rien ne se perd) mais le second principe montrait que la qualité d’énergie se dégradait inexorablement en raison du principe d’entropie (prendre l’exemple du verre de vin jeté dans une cruche d’eau). La chaleur est de l’énergie mécanique dispersée, désorganisée, alors que le travail est de l’énergie concentrée, ordonnée, structurée. Principe d’entropie : principe de désorganisation croissante. Bergson disait à propos du second principe de la thermodynamique que cette loi “est la plus métaphysique des lois de la physique en ce qu’elle nous montre du doigt la direction où marche le monde”.

Le temps de la physique est une grandeur homogène, découpable en unités, et continue. Elle apparaît sous la forme de la variable t dans les équations de la physique. De plus, le temps ainsi conçu est une dimension objective du réel et on dira que tout ce qui est est dans le temps.
Mais cette définition ne va pas de soit d’abord parce qu’il peut être mesuré de multiples façons, en prenant comme unité de mesure le cours régulier des astres, ou le mouvement périodique de rouages mécaniques ou dans le cas des horloges atomiques, la période de radiation de l’atome de cesium 133.
D’autre part, le temps tel que nous le vivons ne se réduit pas au fait d’être mesurable, il est ressenti, éprouvé, vécu par la conscience, dans l’attente, le regret, la nostalgie ou le souvenir, et ce temps subjectif ou vécu n’est pas homogène et mesurable.
Ce qui amènera Bergson a distinguer le vrai temps, celui qui est vécu et qu’il appellera “durée” et le temps objectif de la physique.

Quand je suis des yeux, sur le cadran d’une horloge, le mouvement de l’aiguille qui correspond aux oscillations du pendule, je ne mesure pas de la durée, comme on paraît le croire; je me borne à compter des simultanéités, ce qui est bien différent. En dehors de moi, dans l’espace, il n’y a jamais qu’une position unique de l’aiguille et du pendule, car des positions passées il ne reste rien. Au dedans de moi, un processus d’organisation ou de pénétration mutuelle des faits de conscience se poursuit, qui constitue la durée vraie. C’est parce que je dure de cette manière que je me représente ce que j’appelle les oscillations passées du pendule, en même temps que je perçois l’oscillation actuelle. Or, supprimons pour un instant le moi qui pense ces oscillations dites successives; il n’y aura jamais qu’une seule oscillation du pendule, une seule position même de ce pendule, point de durée par conséquent. Supprimons, d’autre part, le pendule et ses oscillations; il n’y aura plus que la durée hétérogène du moi, sans moments extérieurs les uns aux autres, sans rapport avec le nombre. Ainsi, dans notre moi, il y a succession sans extériorité réciproque; en dehors du moi, extériorité réciproque sans succession: extériorité réciproque, puisque l’oscillation présente est radicalement distincte de l’oscillation antérieure qui n’est plus; mais absence de succession, puisque la succession existe seulement pour un spectateur conscient qui se remémore le passé et juxtapose les deux oscillations ou leurs symboles dans un espace auxiliaire. Or, entre cette succession sans extériorité et cette extériorité sans succession une espèce d’échange se produit, assez analogue à ce que les physiciens appellent un phénomène d’endosmose. (...)
De là l’idée erronée d’une durée interne homogène, analogue à l’espace, dont les moments identiques se suivraient sans se pénétrer.

Aristote faisait déjà remarquer, dans sa physique, qu’on ne peut se représenter le temps sans l’idée de mouvement qui lui est connexe et sans la notion de maintenant et de moment présent. Il caractérise le temps comme le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur, ce qui implique une orientation du temps selon l’avant et l’après. Le temps est ce qui rend possible la mesure du mouvement, tout comme l’existence du mouvement est la condition de la perception par l’homme qu’un temps s’est passé. Toute cette description implique la présence d’une intelligence ou d’une conscience pour percevoir et pour compter le temps. On peut se demander, disait Aristote, si le temps existerait ou non s’il n’y avait pas d’âme.

Et saint Augustin montrera que les parties du temps ne sont pas coextensives comme les parties de l’espace, qui coexistent en même temps et qu’au fond, il n’y a pas trois dimensions du temps, passé, présent et futur, mais que seul le présent existe :

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas ! Et pourtant - je le dis en toute confiance - je sais que si rien ne se passait, il n’y aurait pas de temps passé, et si rien n’advenait, il n’y aurait pas d’avenir, et si rien n’existait, il n’y aurait pas de temps présent.
Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d’être alors que le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent sans passer au passé, il ne serait plus le temps, mais l’éternité. Si donc, le présent, pour être du temps, ne devient tel qu’en passant au passé, quel mode d’être lui reconnaître, puisque sa raison d’être est de cesser d’être, si bien que nous pouvons dire que le temps a l’être seulement parce qu’il tend au néant. (...) Enfin, si l’avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que, où qu’ils soient, ils n’y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. Car s’ils y sont, futur il n’y est pas encore, passé il n’y est plus. Où donc qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils n’y sont que présents. Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n’est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d’après ces images qu’elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens. Mon enfance par exemple, qui n’est plus, est dans un passé qui n’est plus, mais quand je me la rappelle et la raconte, c’est son image que je vois dans le présent, image présente en ma mémoire.
En va-t-il de même quand on prédit l’avenir ? Les choses qui ne sont pas encore sont-elles pressenties grâce à des images présentes ? Je confesse, mon Dieu, que je ne le sais pas. Mais je sais bien en tout cas que dordinaire nous préméditons nos actions futures et que cette préméditation est présente, alors que l’action préméditée n’est pas encore puisqu’elle est à venir. Quand nous l’aurons entreprise, quand nous commencerons d’exécuter notre projet, alors l’action existera mais ne sera plus à venir, mais présente. (...)
Il est dès lors évident et clair que ni l’avenir ni le passé ne sont et qu’il est impropre de dire : il y a trois temps, le passé, le présent, l’avenir, mais qu’il serait exact de dire : il y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent au sujet du présent, un présent au sujet de l’avenir. Il y a en effet dans l’âme ces trois instances, et je ne les vois pas ailleurs : un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à l’avenir, l’attente. Si l’on me permet ces expressions, ce sont bien trois temps que je vois et je conviens qu’il y en a trois.

Saint Augustin. Les Confessions.

On a donc deux choses, d’un côté le temps comme grandeur qui peut mesurer toute chose et d’un autre côté l’affirmation de l’intériorité subjective du temps ?
Peut-être alors le temps ne doit-il plus être pensé comme une réalité qui existerait en soi, comme une détermination objective du monde matériel, mais que le temps est ce que Kant appellera une “forme a priori de la sensibilité”

a) Le temps n’est pas quelque chose qui existe en soi, ou qui soit inhérent aux choses comme une détermination objective, et qui, par conséquent, subsiste, si l’on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition ; dans le premier cas, en effet, il faudrait qu’il fût quelque chose qui existât réellement sans objet réel. Mais dans le second cas, en qualité de détermination ou d’ordre inhérent aux choses elles-mêmes, il ne pourrait être donné avant les objets comme leur condition, ni être connu et intuitionné a priori par des propositions synthétiques ; ce qui devient facile, au contraire, si le temps n’est que la condition subjective sous laquelle peuvent trouver place en nous toutes les intuitions. Alors, en effet, cette forme de l’intuition intérieure peut être représentée avant les objets et, par suite, a priori.
b) Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, le temps ne peut pas être une détermination des phénomènes extérieurs, il n’appartient ni à une figure ni à une position, etc. ; au contraire, il détermine le rapport des représentations dans notre état interne. Et, précisément parce que cette intuition intérieure ne fournit aucune figure, nous cherchons à suppléer à ce défaut par des analogies et nous représentons la suite du temps par une ligne qui se prolonge à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une une dimension, et nous concluons des propriétés de cette ligne à toutes les propriétés du temps , avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours successives. Il ressort clairement de là que la représentation du temps lui-même est une intuition, puisque tous ces rapports peuvent être exprimés par une intuition extérieure.
c) Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace en tant que forme pure de l’intuition extérieure, est limité, comme condition a priori, simplement aux phénomènes externes. Au contraire, comme toutes les représentations, qu’elles puissent avoir ou non comme objet des choses extérieures, appartiennent, pourtant, en elles-mêmes, en qualité de détermination de l’esprit, à l’état interne, et, comme cet état interne est toujours soumis à la condition formelle de l’intuition intérieure et que par suite, il appartient au temps, le temps est une condition a priori de tous les phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate des phénomènes extérieurs.
Kant. Critique de la raison pure.

Cela veut dire que le temps n’est pas une chose, une substance, mais un ordre, un système de relations, ce que l’on exprime en employant le terme de forme. Cet ordre s’impose à toute expérience, quel qu’en soit le contenu, c’est-à-dire que deux événements distincts sont soit successifs soit simultanés et s’ils sont successifs, leur ordre ne peut être changé. Cette nécessité est la marque de l’a priori. Le temps est ainsi la forme de toute expérience, interne ou externe. Il est la forme des phénomènes extérieurs en tant qu’ils doivent prendre place dans notre expérience. Cela concerne notre expérience, c’est-à-dire les phénomènes et non les choses elles-mêmes. Mais cela ne veut pas dire que le temps est illusoire ou qu’il pourrait être maîtrisé par la technique ou la magie.

Mais cette façon de temporaliser notre expérience est elle-même prise dans le temps objectif qui est celui non seulement de la transformation inéluctable de toute chose, mais surtout de sa dégradation. Autrement dit, le temps nous condamne à la mort. Et cette mort est notre destin.

La notion de destin signifie que des événements ne peuvent manquer d’arriver quoique nous fassions, elle signifie l’absence totale à leur égard de possibilité d’agir, la limitation absolue de notre action et de notre puissance. Et nous sommes soumis au destin parce que nous sommes soumis au temps, et la mort est un événement qui ne peut manquer d’arriver quoi que nous fassions. Cela veut dire que nous sommes dans le temps et que tout être temporel est par là-même fini, n’a qu’une durée de vie limitée. Il y a bien des choses qui échappent au temps, comme les vérités mathématiques, mais ce ne sont pas des existants mais des significations. Distinction entre contexte de découverte et contexte de vérification.

Cette finitude condamne-t-elle notre existence à l’absurde, à l’insignifiance ? La vie perd-elle tout sens du fait d’être mortelle, c’est-à-dire soumise au temps ?

Texte de Conche :

De la finité de la vie résulte l’essence même de la liberté comme impliquant le choix. Ma liberté est une liberté sous l’horizon du destin (je serais libre d’une tout autre manière si je devais vivre indéfiniment), une liberté-pour-la-mort, dans le sens suivant : je suis libre-en-mortel. Je suis libre sous l’étreinte du destin. Ainsi le destin n’est-il nullement en contradiction avec la liberté : il en fonde l’essence même comme liberté humaine, liberté finie. Je dois choisir, c’est-à-dire exclure certains possibles, et cela pour toujours, et, parmi d’innombrables vies possibles, choisir la mienne. Quelle vie choisir ? Nul ne choisira en connaissance de cause la pire vie possible. Chacun choisira la meilleure (ou la moins mauvaise), compte tenu des conditions où il se trouve. Il s’agit pour moi de choisir la vie la meilleure - la meilleure non pas peut-être absolument (bien que les religions et les systèmes de morale traditionnels considèrent, ou aient tendance à considérer, que le type de la vie bonne est universellement définissable, et le même pour tous), mais relativement à ce que je peux, à ma puissance propre. Vivre est résoudre un problème de maximum et minimum - le maximum de “bien” (quoiqu’il faille entendre par ce mot), et le minimum de “mal”. La vie est gouvernée par le principe du meilleur, et cela parce que toute vie est vécue sous l’horizon de la limite, de la mort.
La notion des “destin” signifie que je ne dispose pas d’un temps sans limites, mais d’une “part de temps”. Dès lors certains possibles ne sont pas seulement écartés pour le moment, mais exclus pour toujours. Je dois renoncer au rêve de vivre l’une après l’autre des vies innombrables et variées. Une seule sera la mienne. Dès lors se pose le problème : à quoi employer mon temps pour le bien employer (quoiqu’il faille entendre par le mort “bien”) ? Par suite de la finité de ma vie et de la finitude de mon être se pose le problème de l’emploi du temps. Je puis compter, me fondant sur la probabilité, sur cent mille heures de vie environ - ou deux cent mille ou trois cent mille, ou cinquante mille ou vingt mille, etc., selon mon âge. À quoi employer ces heures ? Quelles vont être mes occupations ?
Certes encore faut-il disposer (croire disposer) d’un certain laps de temps. Si l’on sait (ou si l’on croit) sa mort imminente, la question “que faire?” devient “que doit-on faire quand on sait que l’on va mourir?”, c’est-à-dire “que doit-on faire lorsqu’on sait qu’il n’y a rien à faire ?”. Elle devient une question absurde (sans doute ne l’est-elle pas pour le croyant, mais celui-ci, précisément, ne croit pas à sa mort : croire n’est d’ailleurs pas autre chose que ne pas croire à sa mort). Or le vif sentiment de la brièveté de la vie a le même effet : car cent mille heures, ou plus, ou moins, ne sont rien, ou ne sont qu’un instant dans la durée infinie du temps. Notre être, notre vie s’annulent dans l’infinité du temps. La méditation de l’infini en grandeur dans lequel nous ne sommes rien conduit au nihilisme ontologique. Elle conduit aussi au néant de la question “que faire?”, à l’ “à quoi bon?”, et au nihilisme pratique, puisque, si notre vie n’est qu’un instant, nous n’avons qu’un instant à vivre : quel sens y a-t-il, dès lors, à faire quoique ce soit, si nous allons mourir ? Une oeuvre ? Mais toute la vie de l’humanité n’est elle-même qu’un instant : quel sens y a-t-il à faire une oeuvre, si les bibliothèques ne durent qu’un instant ? Si ma vie est pensée comme un point dans l’immensité du temps, la question “que faire?” - “pourquoi faire ceci plutôt que cela?” etc. - devient dérisoire. N’importe quoi équivaut à n’importe quoi. Agir ainsi plutôt qu’autrement, qu’importe ! le résultat est le même, etc.
Il y a deux manières de s’arracher au nihilisme : l’une, exceptionnelle, est celle du sage tragique, conscient du néant mais qui choisit de donner la plus haute valeur à ce qui va périr, l’autre est celle de l’homme quelconque, qui vit, existe, non dans le temps immense, annihilateur, de sa vie, mais dans un temps à sa mesure, et pour qui cent mille heures de vie, ou cinquante mille, ou vingt mille, représentent un nombre appréciable d’instants à vivre et contiennent la promesse d’un bonheur d’une certaine durée, ou pour qui les milliers d’années de vie de l’homo sapiens valent qu’on se donne la peine de laisser une oeuvre après soi.

Marcel Conche, Temps et destin.

En guise de conclusion :

Ce qui caractérise l’existence, c’est l’absence de sens, c’est l’absurdité. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes condamnés à mener des existences absurdes ou à mener des vies insensées. Cette dernière idée a pu être défendue par un philosophe comme Schopenhauer : l’existence humaine n’est que le résultat aveugle du vouloir-vivre universel, lequel ne va nulle part, n’est qu’à la poursuite de sa propre perpétuation sans fin. Raison pour laquelle, pour Schopenhauer, la sagesse réside dans le renoncement au vouloir-vivre et aux illusions qu’il véhicule, par le moyen du renoncement au désir ou par le moyen de la contemplation esthétique par lesquels nous nous déprenons du monde.
Mais ce n’est pas le point de vue des existentialistes et de Sartre. L’absurdité de l’existence, c’est simplement le fait d’être jeté dans un monde qui ne possède aucune nécessité, mais auquel il est possible de conférer un sens ; c’est-à-dire que le sens n’est pas à trouver, mais à instaurer et à construire.
L’absurdité pour Sartre est la condition même de la liberté humaine. Or, la plupart des hommes font comme si le sens des conduites, des comportements et des usages ou des coutumes que nous adoptons allait de soi. Ils vivent dans un monde confortable et reposant dont toutes les significations sont considérées par eux comme autant de phénomènes naturels. C’est l’attitude de ceux qui considèrent que tout va de soi, que tout est naturel et qu’il faut se conformer aux usages. Cette attitude se traduit par des proverbes du genre, on n’y peut rien, les choses ont toujours été comme ça, c’est normal, c’est naturel.
Cette attitude n’est pas libre. Elle se conforme à un ordre des choses comme si celui-ci avait une essence. C’est l’attitude de celui qui librement renonce à sa liberté, qui tente de se transformer en chose. C’est la conduite de mauvaise foi, ou encore une existence inauthentique. Inauthentique est l’existence de celui qui vit immergé dans la quotidienneté, qui est faite d’habitudes, de répétitions, de mécanismes qui nous dispensent de choisir.
Au contraire, celui qui reconnaît l’absurdité de l’existence comprend que son sens ne sera que celui que chacun voudra bien lui donner, librement, par ses actes. C’est justement parce que l’existence est absurde qu’elle nous laisse une absolue liberté de choix et fait peser sur nous la responsabilité entière de nos choix et de nos conduites.
C’est pourquoi la pensée de Sartre débouche sur une philosophie de l’engagement. Au sens habituel du terme, on parle d’engagement, par exemple pour un écrivain, lorsqu’il manifeste publiquement un parti pris qui sera manifesté publiquement. À ce titre, Zola au moment de l’affaire Dreyfus et le type même de l’intellectuel engagé. Mais pour l’existentialiste, ce n’est qu’un cas particulier d’un sens beaucoup plus profond de la notion d’engagement. L’engagement est la conséquence de notre absolue liberté et du fait qu’à chaque instant, nous devons décider de ce que nous allons être et de ce que nous allons faire. Comme je suis condamné à être libre, je suis condamné à m’engager. Je n’ai pas le choix de m’engager ou non ; j’ai en revanche le choix absolu de m’engager dans telle ou telle direction en formulant mes projets et mes jugements de valeur successifs. L’engagement n’a donc pas d’abord un sens politique, mais un sens ontologique. Mais quand nous choisissons un mode de vie, une activité professionnelle, un goût artistique, nous nous engageons. Quand nous choisissons ce que nous allons être en tant qu’individu, nous nous engageons. Mais bien sûr, l’engagement a des conséquences politiques, parce que le monde humain, celui de la société, de l’histoire, des régimes politiques dans lesquels nous vivons n’ont pas de valeur absolue, ils sont choisis et créés par des hommes en fonction des valeurs qu’ils posent. Si bien que l’écrivain qui décidé de faire de l’art pour l’art ou le misanthrope qui se réfugie sur son île déserte sont aussi engagés que celui qui écrit dans un journal d’opinion ou qui manifeste dans la rue. Parce que les premiers par leur choix, ont affirmé un certain sens de ce que cela veut dire qu’être humain et vivre dans un monde humain. Choisir de ne pas faire de politique est encore un engagement politique.
Nous avons vu quel sens il fallait donner à la formule sartrienne “l’existence précède l’essence”. L’homme n’est pas condamné à être ce qu’il est, il est toujours susceptible de sortir de soi pour devenir autre que ce qu’il était, alors qu’une chose n’est que ce qu’elle est. C’est pourquoi toute existence est projet, elle n’est jamais définie par une essence, aucune existence n’est jamais déterminée par son passé ou par les conditions sociales ou historiques dans lesquelles elle est, parce qu’elle a le pouvoir de conférer n’importe quel sens à ce passé ou à ces conditions.
Exister c’est assumer cette absurdité et la liberté qu’elle implique, c’est-à-dire qu’exister authentiquement, c’est s’engager, affirmer un projet, mais en ayant conscience que tout projet peut échouer, et qu’il y a un lien entre la liberté et le risque. L’homme inauthentique, celui qui considère que tout est naturel, refuse le risque lié à l’existence, c’est pourquoi il adhère à des valeurs, à un mode de vie, en affirmant qu’il n’a pas le choix. L’homme authentique prend conscience du tragique de l’existence mais pour cela, il ne faut pas fuir l’expérience fondamentale de l’angoisse qui surgit lorsque, comme le disait Camus, le décor s’écroule. Le décor, c’est le monde familier dans lequel nous vivons et que nous n’interrogeons pas, c’est celui de la quotidienneté. Or il se peut que ce décor s’écroule tout d’un coup et que ce monde perde sa familiarité et son évidence. (un personnage d’un roman de Cheever qui repeint chaque année sa maison, et qui un beau jour, lâche son pinceau en disant “non, ce n’est pas possible” et prend son fusil et se tue) Ce monde peut apparaître dans une étrangeté absolue et alors on se demande, mais pourquoi est-ce que je vis comme je le fais ? Alors nous sommes confrontés à l’angoisse. Mais accepter cette expérience de l’angoisse, c’est choisir l’authenticité.

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