samedi 5 juin 2010

La démonstration

La démonstration
La procédure qu'évoque le mot de démonstration est lestée de souvenirs scolaires. Peut-être, repris par un professeur de mathématiques, a-t-il fallu, un jour, apprendre à se délier de ses propres intuitions, et se résigner à admettre qu'un résultat même exact soit considéré sans valeur lorsqu'il n'est pas accompagné d'une justification démonstrative. L'élève intelligent mais pas trop docile se demande pourquoi il faut admettre certaines propositions (les postulats*) alors que d'autres (théorèmes) exigent d'être démontrées. À ces difficultés de principe, s'ajoute le formalisme de la démonstration. Peu importe que l'énoncé qu'il s'agit de justifier soit trivial ou au contraire paradoxal, voire abscons. L'essentiel tient à la procédure elle-même, c'est-à-dire à la manière d'inférer de l'énoncé (ou de la proposition) initiale, d'autres énoncés ou d'autres propositions. À cela, il faut ajouter le fait que la démonstration n'est pas dépourvue d'un certain caractère rituel. Le fameux CQFD (c'est ce qu'il fallait démontrer, équivalent du quod erat demonstrandum des scolastiques), sorte de signature de la démonstration achevée, est comme la marque quelque peu emphatique que le rite s'est accompli. I1 serait, toutefois, superficiel de s'en tenir à ces aspects psychologiques. En fait, l'exigence démonstrative participe d'une véritable discipline de l'esprit L'autorité de la chose démontrée, même si elle est perçue comme telle par celui qui n'est pas entré dans les raisons de la démonstration en refaisant pour lui-même la démonstration, n'est pas l'effet d'un rapport de force ni de pouvoir. La légitimité dont elle se réclame émane de la conformité à certaines normes, normes que les spécialistes anciens comme les logiciens contemporains se sont efforcés de fixer une fois pour toutes. Certes, on emploie le terme de démonstration pour qualifier des conduites qui s'exercent dans un autre cadre que celui de l'amphithéâtre de l'université ou de la salle de classe, et qui n'ont pas la vérité pour enjeu. On parlera alors de conduite, d'attitude ou de personne « démonstratives ». Il ne s'agit plus alors des exigences du savoir abstrait, mais des relations interpersonnelles. Dans la réalité des rapports entre individus, entre groupes, sociaux ou nationaux, la démonstration n'est pas exclusivement la manifestation d'une disposition intérieure ou d'un sentiment, mais peut aussi être « démonstration de force ». Un État alignera ses forces armées le long de la frontière pour intimider son voisin, s'il le perçoit comme menaçant, ou paradera en faisant défiler ses forces dans le but d'imposer à son ennemi potentiel le compromis le plus avantageux. Cette démonstration est synonyme de gesticulation, certes lourde de signification. Elle relève quasiment de l'éthologie animale, peu différente au fond des parades agressives bien décrites par les spécialistes du comportement animal.
Il n'est pas exclu qu'il y ait une certaine continuité entre les différents sens du mot Toute démonstration vise, en effet, à exercer un certain impact psychologique, consiste à impressionner un adversaire et à amoindrir ses capacités de résistance. Dans « démontrer », il y a « montrer »; suivant les situations, chacun sait que l'alternative entre montrer et ne pas montrer (pour autant que le choix existe) peut revêtir un caractère stratégique. Au poker, par exemple, on peut montrer ou ne pas montrer son jeu. On peut, même sans le montrer, se réserver à chaque instant la possibilité de le faire « à la demande ». « Bluffer » n'est rien d'autre qu'exploiter les possibilités d'une telle alternative. Agir « pour la montre », parader, se pavaner, ou encore, en langage familier, « frimer », c'est convoiter un certain bénéfice, récompense de ce qu'on a montré ou même d'avoir montré.
Néanmoins la démonstration, au sens propre du terme, c'est-à-dire celle qui s'exerce d'abord dans le champ du savoir, montre d'une façon qui est moins superficielle. Elle tire à la lumière du raisonnement ce qui était jusque-là enveloppé d'une sorte d'obscurité. Elle fait apparaître ce qui demeurait en retrait comme replié dans la chose même: l'égalité à deux droits des angles intérieurs du triangle, le caractère régulier de la transmission des caractères secondaires, mis en évidence sous le nom de lois de l'hérédité, sont autant de vérités établies par des voies démonstratives.
La rigueur de la démonstration exige de se prémunir des contrefaçons. Aussi le théoricien de la démonstration a-t-il, depuis Aristote qui fut le premier, quelque chose du gendarme. À côté ou plutôt en marge des formes légitimes de raisonnement, il doit répertorier, en vue de s'en garder, les pro cédés captieux, des plus grossiers aux plus subtils. Qu'une proposition soit susceptible de démonstration peut être une garantie de sa vérité; encore faut-il pour cela qu'on soit sûr d'avoir affaire à une démonstration. Le champ de ce qui peut être tenu pour vrai se réduit-il au domaine du démontrable ?
Il paraît difficile de le soutenir: car les objets qui composent les différents champs du savoir présentent eux-mêmes des structures distinctes; comment leur traitement pourrait-il relever de procédures uniformes ? Si l'idéal d'un savoir constitué démonstrativement semble hanter, depuis ses origines, la culture philosophique et scientifique de l'Occident, il convient donc toutefois d'examiner le sens, la légitimité et la portée d'un tel idéal.
En première analyse, la démonstration n'est que la mise en œuvré de certaines opérations d'inférence*. Elle relève par là de contraintes formelles qui peuvent sembler étrangères aux exigences du savoir, ou du moins à la manière dont celui-ci tend à se constituer naturellement. L'attention est pour ainsi dire divertie de la réalité elle-même, vers l'application de simples procédures formelles. Soit le syllogisme suivant:
(1) Tout homme est mortel. (2) Tout Athénien est un homme. ..
(3) Donc tout Athénien est mortel.
On voit bien comment la conclusion (3) est requise dès lors que l'on présuppose la validité des prémisses (1) et (2). Obtenir par voie d'inférence une information que nous suggère déjà suffisamment l'expérience la plus triviale, l'exercice peut sembler assez vain. I1 est vrai que l'intention qui guide la pratique de la démonstration est sans doute moins celle d'acquérir de nouveaux savoirs, que de légitimer ou d'authentifier un savoir déjà constitué.
En somme, la démonstration ne répondrait véritablement aux exigences du savoir que dans les cas où il est impossible de savoir une chose sans la démontrer. Des situations de ce genre se sont produites plus d'une fois dans l'histoire du savoir. Par exemple, à l'époque de Platon, où les géomètres tombent sur le problème de l'incommensurabilité des côtés et de la diagonale d'un carré. Le mathématicien Théétête, personnage historique mis en scène dans le dialogue qui porte son nom est généralement crédité de l'invention du procédé permettant de démontrer dans toute sa généralité (c'est-à-dire indépendamment des quantités choisies) cette propriété quelque peu déconcertante. La démonstration (apodevas en grec, littéralement « montrer à partir de » qui a donné l'adjectif « apodictique ») est ici une opération qui consiste à exhiber, à faire voir ce qui semble échapper à toute visibilité. Dans la terminologie de Théétête, il suffit de traiter la diagonale en tant que puissance, donc de la rapporter au carré qu'elle a capacité d'engendrer, pour lui restituer un statut mathématique. Ce statut était d'abord obscurci par l'absence de rapport numérique calculable entre la diagonale et les côtés du carré dont elle est la diagonale. Nous avons ici affaire à une vérité qui ne peut être rendue manifeste que par le geste même qui la produit, et, la produisant, la légitime.
Toutefois, il est également possible de supposer que le sens de l'exigence démonstrative ne se fait pleinement sentir que là où l'on est en présence de vérités qui peuvent d'une certaine façon être connues hors démonstration. Ce qui semble être le cas dans les sciences de la nature. Il suffit en effet de remarquer avec Aristote qu'il ne revient pas tout à fait au même de connaître un fait et de connaître la cause de ce fait et que cette cause est nécessaire. La démonstration n'est plus alors un simple jeu formel, une inférence* s'exerçant arbitrairement dans un sens ou dans l'autre. Elle est l'expression d'un ordre de dépendance établi dans les choses elles-mêmes, c'est-à-dire d'un rapport de cause à effet.
Mais en admettant même que la démonstration soit en charge de manifester l'ordre nécessaire des choses, la question des voies de la démonstration reste entière. Une inférence a-t elle effectivement besoin, comme le soutient Aristote, de pouvoir être exposée sous forme de syllogisme*, pour pouvoir prétendre à une valeur démonstrative ~ Mais a,ors que faire des inférences* obéissant à d'autres types de schémas, comme ceux qui sont en usage chez les stoïciens: « si (si p, a,ors q) et si p, alors q » (schéma intitulé modus ponens); et « si (si p, alors q) et si non-q, alors non-p »(modus tollens) ~ Car ces schémas ne sont manifestement pas réductibles à des syllogismes. La démonstration est-elle en soi une garantie de vérité ? Le succès de la démonstration passe par le respect d'une procédure formelle, celle du raisonnement déductif. Mais i, semble tout aussi possible de prouver de manière rigoureuse (ou apparemment telle), des choses qui sont fausses, ou du moins paradoxales. Considérons le syllogisme
suivant:
(1) Tout quadrupède est un âne.
(2) Toute baleine est un quadrupède.
(3) Donc toute baleine est un âne.
Ici, tout est faux (les deux prémisses comme la conclusion), tout, sauf le raisonnement lui-même. On estimera sans doute que l'absurdité manifeste des prémisses diminue la probabilité d'une erreur qui naîtrait de la seule rigueur apparente du raisonnement. C'est sur cette apparence de rigueur que certains contemporains de Platon jouissant de la réputation ambiguë de « sophistes » (c'est-à-dire ,littéralement d'hommes très savants) se sont fait une spécialité des raisonnements captieux (d'où le terme sophisme). L'influence acquise par ces personnages s'explique par le fait que dans les institutions politiques de la démocratie athénienne (parmi d'autres cités grecques), c'est celui qui a réussi à persuader une majorité de citoyens qui emporte la décision et, de fait, détient le pouvoir. Or l'expérience prouve que les hommes ainsi consultés ne sont pas toujours disposés à entendre raison, et se laissent persuader par des voies qui ne sont pas celles d'une démonstration proprement dite. Il en va de même dans l'arène judiciaire, où le sophiste se fait fort de faire triompher n'importe quelle cause, même injuste.
À quoi reconnaît-on une « vraie » démonstration ?
L'habileté des sophistes à parer leurs arguments de l'apparence d'une rigueur formelle rend donc nécessaire une étude systématique de leurs procédés. Aristote, le premier, s'est soucié de faire une théorie de la démonstration, une « syllogistique » qui fait l'inventaire des raisonnements déductifs valides. L'étude des procédés des sophistes exige une attention particulière envers les faits de langue. Mais dans la mesure où dans les affaires humaines tout n'est pas susceptible d'une décision tranchée, il faut reconnaître en marge de la pratique scientifique du raisonnement démonstratif comme de la pratique éristique de certains sophistes (pratique qui ne tend qu'à la réfutation de l'autre sans souci aucun de la vérité), une pratique tierce, qui porte sur le domaine du vraisemblable. La dialectique* (car tel est le nom aristotélicien de cette « autre » pratique) est une exploitation plus ou moins systématique des ressources de la probabilité. Il est des cas où une thèse peut être considérée comme valable, sans pour autant être adossée à des raisons démonstratives, et par cela seul qu'elle l'emporte sur toutes les autres thèses qu'on serait susceptible de lui opposer.
De cette confrontation à d'autres registres argumentatifs, nous pouvons peut-être retirer une meilleure connaissance de ce qui appartient en propre à la démonstration. D'une part elle vise plutôt à établir qu'à détruire. C'est ainsi qu'Aristote juge la démonstration affirmative (qui établit que quelque chose est) supérieure à la démonstration négative (qui établit que quelque chose n'est pas) et surtout que la réduction à l'impossible (on dirait aujourd'hui démonstration par l'absurde): cette dernière se propose de réfuter la thèse adverse en montrant qu'il en résulte une impossibilité. D'autre part, et surtout, la démonstration porte sur le fondement des faits plutôt que sur les faits eux-mêmes, aspirant par là à une certitude irréductible à toute probabilité. La seule difficulté est que, comme Aristote le reconnaît lui-même, un syllogisme peut être parfaitement valable, dans sa forme comme dans son contenu (prémisses et conclusions), sans présenter aucune valeur démonstrative.
Démonstration et formalisme. Démontrer peut-il être superflu ?
La démonstration, pour autant qu'on ne la dévoie pas au service de pratiques mal intentionnées, est un mode majeur de l'établissement et de l'authentification du savoir. Mais elle mobilise en même temps une procédure assez lourde. La question se pose alors naturellement de savoir si pour certaines propositions* plus simples, plus claires, qui frappent l'esprit d'une sorte d'évidence, il ne serait pas possible de se dispenser d'une telle procédure. Certaines vérités auraient ainsi, selon Descartes, le caractère d'être connaissables par elles-mêmes Cette simplicité constituant d'ailleurs un privilège ambigu. Car simple veut dire aussi ordinaire, trivial, inapte en un sens à prétendre au prestige de la chose démontrée.
Les principes* de la démonstration sont-ils eux-mêmes démontrables ?
Si la thèse suivant laquelle certaines vérités pourraient s'exempter de démonstration incite à une relative défiance, la thèse inverse, suivant laquelle tout doit être démontré, ne laisse pas de se heurter elle-même à des difficultés. Toute démonstration mobilise des propositions* dont la vérité est préalablement admise. Ces propositions*, à leur tour, ont soit été obtenues indépendamment de toute démonstration, soit sont le produit d'une démonstration antérieure. Dans la mesure où il est exclu d'envisager une régression à l'infini, Aristote estime inévitable qu'on finisse par remonter à des principes indémontrés—et indémontrables—de la démonstration.
Mais de la sorte une relation fonctionnelle, une relation de dépendance s'instaure entre les démonstrations qui sont en usage dans les différentes sciences, et un certain nombre de principes qui sont soit transversaux (principe de contradiction*) soit spécifiques aux champs respectifs de ces sciences. Au sujet d'une telle dépendance, les diagnostics varieront: pour Aristote, celle-ci est l'expression d'une différence de statut entre les vérités qui ont rang de principe*, et les autres; pour Pascal, par contre, cette impossibilité de rendre compte de certaines vérités premières constitue la marque d'un échec radical du projet scientifique lui-même.
La démonstration peut-elle prétendre à la consécration de l'évidence ? Toute démonstration se fonde sur le recours à des hypothèses et autres constructions intermédiaires vouées à disparaître du résultat final. À mesure que l'on progresse dans la complexité du savoir, le raisonnement tend à multiplier les médiations. Mais alors il faut en rabattre semble-t-il d'un idéal de simplicité intuitive. La pensée ne saurait être simultanément attentive à chacune des propositions* dont l'enchaînement sous-tend la démonstration. Pourtant cette dernière correspond bien à la démarche d'un esprit qui n'est pas seulement en quête de certitude, mais aspire à la sanction de l'évidence. Il s'agira donc de tenir ensemble d'une certaine façon la totalité des maillons de l'enchaînement démonstratif. La voie préconisée par Descartes ne semble pas rompre de manière décisive avec la norme de l'idée claire et distincte, sans que l'on voie bien comment clarté et distinction pourraient être maintenues dans la continuité d'un long raisonnement. Toutefois un rôle est ici attribué à la mémoire. Avec Leibniz par contre on s'engage de manière franche dans la voie d'un formalisme: certaines idées indistinctes doivent être acceptées à titre de médiation nécessaire.
Les étapes de la démonstration peuvent-elles se ramener à celles d'un simple calcul ?
La théorie du raisonnement était issue dans une large mesure chez les Grecs d'un souci de légitimation, de distinction. Il s'agissait pour Aristote de mettre à part le syllogisme* démonstratif de modes impurs ou captieux du raisonnement, et de porter par là la pensée scientifique à une conscience claire de sa spécificité. Chez les Modernes, face à l'essor d'une interprétation mathématique de la nature, l'attention portée aux formes du raisonnement prend une tournure plus pragmatique. Pour élaborer des théories capables d'égaler et d'intégrer en leur structure propre la complexité du monde réel il faut tendre à plus de légèreté et d'efficacité dans le raisonnement. La « caractéristique universelle » projetée par Leibniz n'est rien d'autre qu'une sorte d'organon de la science moderne, c'est-à dire (en grec) l'outil logique dont elle a besoin.
Mais le recours à des marques, à des signes (on dirait aujourd'hui à un symbolisme) qui constitue l'inspiration première de cette caractéristique semble conduire à aligner les démarches du raisonnement sur celles d'un simple calcul. Il en résulte une redéfinition possible du lien entre logique, comme pratique et théorie du raisonnement, et mathématique. L'émergence d'un modèle formaliste aboutit tout aussi bien à la redéfinition du a, rapport des mathématiques à la logique.
Portée et limites du modèle démonstratif
Un savoir autre que les mathématiques peut-il satisfaire aux exigences de la démonstration ?
La question est encore débattue parmi les historiens de savoir qui de Parménide ou du mathématicien Hippocrate de Chios est l'auteur, au Ve siècle avant notre ère, de la première démonstration en forme. En tout 3 état de cause, les Anciens ne semblent pas avoir réservé aux mathématiques le monopole de la démonstration.
La question de la pertinence de l'idéal démonstratif est seulement en partie celle de l'exemplarité (c'est-à-dire de la valeur de modèle) des mathématiques. Car la revendication du caractère démonstratif (ou « apodictique ») d'un savoir déterminé peut d'abord répondre à une interprétation ontologique (portant sur la manière d'être) du domaine concerné. La prééminence qu'il accorde à la démonstration (« ce que nous appelons savoir, c'est connaître par le moyen de la démonstration ») conduit Aristote à projeter la constitution d'une théorie apodictique du mouvement, du moins pour la partie de cette théorie qui concerne les corps célestes, c'est-à-dire l'astronomie. Cela implique une décision sur le caractère nécessaire de tout ou partie des phénomènes de la nature. Car ce qui par excellence fait l'objet de démonstration est ce qui ne peut être autrement qu'il n'est La discussion relative à la portée de l'idéal démonstratif se trouve donc renvoyée à une discussion sur les caractéristiques propres aux différents domaines d'objets.
Chez d'autres auteurs comme Descartes, la décision d'étendre la norme démonstrative à l'ensemble du connaissable est clairement liée à une décision concernant l'exemplarité des mathématiques (le passage suivant du Discours de la méthode l'exprime par un raccourci saisissant: « Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en même façon [...] »)
La reconnaissance d'une telle exemplarité conduit Descartes à forger le concept de mathesis universalis (autrement dit de « science universelle »): pour aspirer au statut démonstratif ou déductif*, un savoir doit d'une certaine façon prendre modèle sur les mathématiques (ici conçues comme une sorte de théorie pure de la grandeur).
Quoi qu'il en soit de la portée et du sens de l'hégémonie attribuée au savoir mathématique, il y a toutefois le risque de méconnaître la spécificité de celui-ci. Pour Kant, comprendre ce qui constitue l'aptitude des mathématiques à produire un savoir démonstratif, c'est-à-dire le fait que celles-ci procèdent non pas « par concepts » mais « par construction de concepts », c'est en même temps prendre conscience qu'il ne peut y avoir de démonstration hors des mathématiques. Ce qui vaut, en particulier pour la philosophie.
Y a-t-il de l'indémontrable en mathématique ?
La référence à ce sujet est constituée (ou plutôt a longtemps été constituée) par les Eléments, ouvrage dans lequel Euclide (IIIe siècle av. J.-C.) donne une première présentation systématique de la mathématique. Chaque partie du livre, correspondant aux différentes parties du savoir mathématique (arithmétique, géométrie plane etc.), propose une présentation semblable. Un ensemble de théorèmes soigneusement déduits les uns des autres est à chaque fois précédé d'un préambule qui expose les principes auxquels la démonstration devra avoir recours. Ces principes* sont de trois types: définitions* explicitant le sens des termes nouveaux utilisés; axiomes* (ou « notions communes ») énonçant des vérités non démontrables mais qu'il n'y aurait semble-t-il aucun sens à remettre en cause; postulats*, c'est-à-dire demandes, spécifiant les opérations indispensables (comme le recours à la règle et au compas).
De la sorte, les Éléments sont une bonne illustration de la portée et des limites du modèle démonstratif pour les mathématiques. Un partage serait à effectuer entre propositions indémontrables et théorèmes démontrés sur la base des précédentes. Toutefois certains auteurs vont estimer, dans le contexte d'un grand bouleversement des mathématiques qui survient à la fin du XIXe siècle, que ce partage même en affecte la nature logique. Ils reprennent alors l'exposé de certaines doctrines constituées, comme celle de l'arithmétique, sous la forme d'une théorie axiomatisée*. Le but qu'ils se proposent n'est pas seulement, en définitive, d'alléger l'appareil des propositions* primitives, mais bien de repenser leur statut, c'est-à-dire leur articulation avec une expérience supposée fournir des évidences. Le savoir mathématique, s'il doit être fondé de part en part, ne peut plus s'adosser à des évidences préalables; les propositions primitives ne peuvent revendiquer aucune autre garantie que celle de leur fonctionna]ité ou de leur aptitude à engendrer le corpus des propositions recherchées.
L'histoire des mathématiques est pour une large part, au tournant du XXe siècle, une histoire de la logicisation du savoir mathématique, ou encore de la tentative de constituer ce savoir en un ensemble articulé de théories auto-fondées, intégralement démontrables. Mais ce mouvement subit un coup d'arrêt, au début des années 1930, lorsque Gödel démontre qu'une théorie qui prétendrait se doter de ses propres axiomes*, sans référence aucune à une normativité extérieure, serait incapable d'éviter les infractions au principe de non-contradiction.

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