L’usage de la parole et du langage semble le principal trait permettant de distinguer les êtres humains des autres animaux : la plupart de nos activités sont modelées par le langage et nous aurions beaucoup de mal à imaginer ce à quoi notre existence ressemblerait si nous venions à manquer du langage.
Faut-il dire alors que le langage est un instrument dont nous ne pouvons nous passer, ou bien la métaphore de l’instrument est-elle trompeuse, et faut-il dire avec Heidegger que le langage est “la maison dans laquelle l’homme habite” ? Autre métaphore, mais dont les implications sont différentes de la première.
Parler d’instrument revient à faire du langage un outil, une technique efficace, dont donc la réalité est essentiellement utilitaire : faut-il voir dans le langage une aptitude dont la nature nous aurait doté et qui nous aurait permis une adaptation particulièrement efficace à la nature et dont la fonction première serait la communication avec nos semblables ?
Parler, comme le fait Heidegger de “maison dans laquelle l’homme habite” revient au contraire à affirmer que le langage n’a pas seulement une fonction instrumentale, mais qu’il contribue à constituer l’être même de l’homme, qu’il définit notre essence.
Heidegger :
“L’être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou lire ; nous parlons même si, n’écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d’une manière ou d’une autre. Nous parlons parce que parler nous est naturel. Cela ne provient pas d’une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. On dit que l’homme possède la parole par nature. L’enseignement traditionnel veut que l’homme soit, à la différence de la plante et de la bête, le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement qu’à côté d’autres facultés, l’homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle. Guillaume de Humboldt l’a bien dit. Pourtant reste entièrement à penser ce que cela veut dire : l’être humain.”
Martin Heidegger. Unterwegs zur Sprache.
Parler d’instrument présuppose l’extériorité du langage par rapport à notre être, parler de “maison”, présuppose que nous sommes dans l’élément du langage. On peut abandonner l’usage d’un outil. Pouvons-nous sortir du langage ? Pouvons-nous, par exemple, comme nous l’examinerons dans la partie du cours consacrée aux rapports du langage et de la pensée, sortir du langage pour remonter vers l’élément de la pensée pure ?
S’interroger sur la nature du langage, c’est encore s’interroger sur la nature même de l’homme.
Il faut retrouver la capacité de s’étonner du langage dans lequel nous sommes immergés, à tel point que nous ne voyons plus son caractère eminemment problématique.
Seulement, la philosophie n’est pas la seule discipline à s’occuper du langage, il y a également la linguistique, la psychologie. Quelle peut être la particularité d’un questionnement philosophique sur le langage ?
On peut dire que les scientifiques qui s’interrogent sur le fonctionnement du langage utilisent des concepts qui posent de nombreux problèmes philosophiques.
Les psychologues du langage étudient les performances des locuteurs dans des tâches de compréhension, en mesurant par exemple des temps de réaction. Dans le cadre de la psychologie génétique, on étudie l’enchaînement des stades d’acquisition des différents éléments du langage par l’enfant : quand commence-t-il à pouvoir former des structures syntaxiques, à maîtriser la négation ? etc...
Les linguistes étudient la façon dont les symboles linguistiques peuvent être composés les uns avec les autres afin de produire des phrases douées de sens.
Mais qu’est-ce que comprendre un message linguistique ? Qu’est-ce que saisir une signification ? Quelle est la nature de ce que l’on appelle le sens?
La philosophie pose ces questions auxquelles les sciences empiriques évitent souvent de se confronter.
Aidons-nous d’un texte d’Aristote :
“ Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l’écrtiture n’est pas la mêmechez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l’âme dont ces expressions sont les signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont les images. “ ( Aristote. De l’interprétation )
Texte qui avance des affirmations trés problématiques. Montrer rapidement lesquelles. Qu’est-ce que ces “états de l’âme” ? Des idées ? Mais comment savons-nous qu’il y a en nous des idées, sinon parce que nous parlons ? Comment savoir que ces “états de l’âme” sont identiques chez tous les hommes ? Est-ce légitime de postuler une antériorité de la pensée sur le langage ?
Cependant, texte important, qui montre une relation entre trois éléments : les sons et les mots, les états de l’âme ou pensée, les choses du monde. La philosophie réfléchit sur les rapports qu’entretiennent ces trois réalités : le langage, la pensée et le monde.
D’une part, on peut avoir l’impression que parler, c’est traduire ses pensées, ses représentations intenes ou mentales dans un matériau extériorisable, les mots, afin de les rendre accessibles à autrui. Cela va nous amener à nous interoger sur les rapports du langage et de la pensée.
Indépendance de la pensée par rapport au langage, ou au contraire, ne pensons nous que parce que nous parlons ?
Impression parfois de ne pas trouver les mots pour traduire ma pensée: la pensée préexisterait-elle au langage ?
Mais expérience inverse : l’orateur qui découvre sa propre pensée au fur et à mesure où il parle. Donc ambigüité.
Le langage est -il un reflet de la pensée, ou la construit-il la pensée. Parlons-nous parce que nous pensons ou pensons nous parce que nous parlons ?
Le monde de la pensée et celui du langage se recouvrent-ils ? Puis-je dire tout ce que je pense, ou y a-t-il de l’indicible ? Le langage at-il des limites? Puis-je parler au-delà de ce que je peux penser, ce qui s’appelerait “parler pour ne rien dire” ?
Autre source d’interrogation philosophique : l’expérience nous met face à l’imperfection du langage : polysémie, difficultés de la traduction, querelles de mots, fréquentes entre les hommes, d’où la question : l’exigence de penser avec rigueur peut-elle se contenter du langage tel qu’il est ?
Son imperfection est-elle gage de richesse, de plasticité, ou au contraire, faut-il avoir pour projet de rectifier le langage, pour en faire un outil adéquat à l’activité de la raison ? Les projets philosophiques de langue universelle.
Mais cela peut également nous amener à poser une question fondamentale : y a-t-il en nous une réalité interne que nous aurions le droit d’appeler la pensée ? Penser est-il un acte intérieur qui se déroulerait, comme on le dit souvent, dans notre esprit ? Cette métaphore spatiale n’est-elle pas trompeuse ?
D’autre part, les phrases qu’un locuteur produit possèdent une étrange propriété : elles portent sur les choses. Grâce aux mots, nous pensons pouvoir décrire la réalité (c’est le cas des assertions), ou la modifier (c’est le cas des ordres, des menaces), ou l’embellir, la présenter sous un jour mensonger ou trompeur.
C’est alors le problème ds rapports du langage et de la réalité.
Impression naïve que quand nous parlons, nous saisissons les objets eux-mêmes. Justifié ou pas ?
Quel est le type de rapport entre les mots et les choses ? Naturel, conventionnel ?
Le langage est-il un décalque de la réalité ou un filet avec lequel on essaierait de ramener de l’eau ?
Le langage a-t-il la capacité de dire la réalité telle qu’elle est ? Ou est-il un voile qui s’interposerait entre la réalité et nous ?
Le langage a-t-il le pouvoir de parler de ce qui n’est pas ? Ne fait-il que nommer les choses ? Un personnage d’un dialogue de Platon dit : “ Le discours est forcèment, dès qu’il est, discours sur quelque chose. “ Mais l’architecte qui parle d’une maison qu’il va construire, et dont le plan n’est pas encore tracé, de quoi parle-t-il ? Et lorsque nous parlons de fantômes, de licornes ou de fées, qui sont des objets impossibles, de quoi parlons-nous ?
Le problème philosophique le plus général qui peut se poser à cet égard est celui de la vérité.
Aristote insiste également sur un autre aspect du langage : seul parmi tous les vivants, l’homme est doué du langage, et seul il est un animal politique.
“ La cité (polis) est au nombre des êtres par nature, et l’homme est par nature un animal politique, celui que la nature et non le sort prive de cité étant ou dégradé ou supérieur à l’homme...
C’est pourquoi l’homme est plus politique que n’importe quelle abeille ou tout autre animal grégaire : telle est l’évidence. C’est que la nature, comme nous disons, ne fait rien en vain. Seul parmi les animaux l’homme possède le langage (logos). Or, si la voix (phonê) est le signe du pénible et de l’agréable (elle existe également chez d’autres animaux; leur nature s’étendant jusqu’à la possession de la sensation du pénible et de l’agréable, et jusqu’à la signification de ces états à leurs congénères). Le langage a pour fin la manifestation de l’utile et du nuisible, comme du juste et de l’injuste. C’est que par rapport au reste des animaux, les hommes ont pour particularité d’être les seuls à posséder la sensation du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Or, ce qui fait la famille et la cité c’est la mise en commun de ces derniers. Donc, par nature, la cité est antérieure à la famille comme à chacun d’entre nous.
Aristote. Politique. I 1253 a 1-19.
Il y a en fait quatre termes qui doivent être mis en relation : les mots, la pensée, les choses, autrui. Le langage est ce par quoi nous entrons en relation avec autrui.
La possession du langage par l’homme se montre d’abord à ceci qu’il s’adresse à ses semblables, au milieu desquels il vit. Son comportement peut être modifié par les paroles d’autrui.
Avoir le langage : c’est pouvoir être affecté par la parole d’autrui. Cette manière de vivre rendue possible par le langage serait impossible en dehors de la cité.
L’existence politique n’est à la portée que du vivant qui parle : l’existence politique suppose la délibération, le fait de tenter de se convaincre, la persuasion réciproque. Raison pour laquelle même les animaux qui vivent en groupe ne vivent pas en sociétés politiquement organisées : ils ne parlent pas. Mais alors il faut voir que le langage peut être un pouvoir sur autrui : non pas seulement un pouvoir de, mais un pouvoir sur..., c’est-à-dire un moyen de domination, de manipulation, d’asservissement.
Ce qui aménera à réfléchir sur les fonctions du langage : est-il seulement outil de communication ? Sommes-nous sûrs de communiquer avec nos semblables lorsque nous leur parlons ? Notre discours ne peut-il sombrer dans le bavardage, dans l’insignifiance ? Le langage peut-il ne plus rien vouloir dire ? Peut-il ne plus avoir de sens ?
A-t-il d’autres fonctions que la communication ? lesquelles ? Est-il toujours le meilleur moyen de communication :l’impression que des expériences intenses ne peuvent plus passer par le langage. N’est-il pas ce qui peut nous empêcher de nous entendre : l’expérience du malentendu. Le langage comme source de querelles lorsque nous ne donnons pas le même sens aux mots.
Donc, se débarasser de l’attitude commune qui consiste à ne pas avoir conscience du langage.
Dans l’attitude naturelle, je ne perçois pas le langage : l’expérience de la lecture : je ne saisis pas d’abord des mots, j’ai l’impression d’être auprés des protagonistes, j’oublie que je décrypte des signes sur le papier.
Idem dans la conversation : j’ai l’impression d’être auprés des idées, des émotions de mes interlocuteurs.
Je reprends conscience d’être dans le langage quand je me heurte à l’obscurité par exemple du discours poètique, ou quand je fais l’expérience du malentendu.
La philosophie va nous permettre de faire naître une attitude réflexive à propos du langage.
Tout d’abord, il va falloir commencer par délimiter le concept même de langage, que nous avons considéré à tort qu’il était évident.
Le concept même de langage est polysémique, il peut être utilisé en un sens trés large ou en un sens plus restreint :
Le premier sens peut s’appliquer à un système de communication quelconque, et on parlera alors de langage des fleurs, des gestes, ou du langage animal. Cela veut alors dire qu’un être pensant ou simplement vivant peut, en adoptant un certain comportement, exercer une influence sur un autre être vivant ou modifier son comportement.
En un deuxième sens, on parlera du langage pour désigner le seul système de communication qui mette en jeu la parole, comme c’est le cas chez l’homme.
Cela va nous permettre de réfléchir aux rapports du langage humain et du langage animal : en quel sens est-il légitime de parler de langage animal, est-il de même nature que le langage humain. N’y a-t-il entre les deux qu’une différence de degré de complexité, ou est-on en présence de deux réalités de nature différente ? Cela nous permettra de continuer notre réflexion sur les rapports nature-humanité.
Il est évident que l’on rencontre dans le monde animal des formes d communication. Mais d’abord, que veut dire “communication” ?
Au sens large (théorie de l’information), il y a communication lorsque une information est transmise d’un émetteur quelconque à un récepteur quelconque par le moyen d’un canal.
En plus : la communication exige le recours à un code de signaux possédés en commun par les sujets entre lesquels s’établit la communication.
Si l’on dit que la fonction essentielle du langage est d’instaurer une communication, il est indéniable qu’il y a du langage dans le monde animal.
Deux exemples :
Le langage des abeilles.
Travaux de Karl Von Frisch. L’abeille qui revient à la ruche aprés avoir trouvé du pollen se livre à deux types de danse dans l’espace.
Soit elle trace des cercles horizontaux de gauche à droite puis de droite à gauche. Soit elle trace un huit dont l’axe présente une inclinaison variable par rapport à la position du soleil.
La première forme de danse indique que la nourriture se trouve à proximité de la ruche - dans un rayon d’une centaine de mètres - la seconde est réservée aux cas où la nourriture se trouve à une distance variant de cent mètres à six kilomètres. Elle donne des indications plus précises que la première sur la distance et la direction. La distance est d’autant plus grande que le nombre de huit tracés en quinze secondes est plus petit.
Ces informations permettent aux autres abeilles de découvrir sans hésitation ni erreur la localisation de la nourriture.
Conclusion, il y a bien communication, dans la mesure où des abeilles décryptent, réagissent à des messages porteurs d’informations, et sont à leur tour capables de produire de nouveaux messages.
Deuxième exemple.
L’apprentissage par les chimpanzés de l’utilisation d’un ensemble de symboles matériels colorés : des petites pièces en plastique aimantées qui peuvent se coller sur un tableau magnétique. Ou l’apprentissage par des chimpanzés du langage des sourds et muets.
Ici, le cas est différent de celui des abeilles : on enseigne à des animaux à manipuler des langages qui ne leur sont pas naturels, mais qui ont été inventés par les hommes.
Pourquoi utiliser des symboles matériels ou des gestes ? Parce que des animaux comme les chimpanzé sont physiologiquement incapables d’articuler des sons comme nous le faisons. La structure de leur appareil phonatoire ne le leur permet pas.
Dans le cas des chimpanzés auxquels on apprend à manipuler des symboles matériels, ceux-ci ont des fonctions différentes :
- selon leur forme et leur couleur, ces pièces représentaient des fruits (pommes ou bananes), des qualités (rouge, vert), des actions (donner, manger), des individus (le chimpanzé lui-même, son dresseur)
- d’autres pièces représentaient des relations, soit logiques - d’identité ou de différence - soit empiriques - est la couleur de - ou métalinguistique - est le nom de.
Avec beaucoup de temps et de patience, on a obtenu des chimpanzés qu’ils forment des phrases : Mary donner pomme Sarah. Ils répondent “oui” quand on place la figure correspondant à “rouge” en face de la combinaison de signe qui demande “couleur de pomme ?”. Un chimpanzé devient capable d’employer des connecteurs logiques, en formant la phrase : “ Si Sarah prend banane, alors Mary donner pomme Sarah. “
Un chimpanzé paraît même accéder à une authentique capacité d’abstraction :
Placé devant une pomme réelle, le chimpanzé choisit les jetons de plastique qui signifient rouge et rond, elle écarte ceux qui signifient une autre forme et une autre couleur. On lui présente ensuite le jeton qui désigne la pomme : c’est un triangle de plastique bleu. Puis, quand on lui présente de nouveau ce jeton, triangle de plastique bleu, elle cherche les jetons qui signifient rouge et rond. Qu’est-ce que cela signifie ?
Qu’elle a dissocié les propriétés du signe et celles de la chose elle-même. Elle utilise un triangle de plastique bleu pour désigner une chose qui n’est ni triangulaire ni bleu, c’est-à-dire un signe qui ne ressemble pas à la chose.
Conclusion : le chimpanzé aurait la capacité de communiquer, d’apprendre à utiliser des signes, d’abstraire, ou de se représenter.
Quels sont les enjeux philosophiques de ces expériences et de ces constats scientifiques ?
Le fait de savoir si le langage humain est de même nature que ceux que la nature a donné à certaines espèces animales, savoir si certaines espèces animales peuvent accéder à l’utilisation de langages créés par les hommes, c’est-à-dire savoir s’il y a rupture ou continuité entre la nature et l’homme en ce qui concerne le problème du langage. Ou encore, la possession par l’homme du langage fait-elle de lui un être à part du reste de la nature, que l’on ne pourrait réduire à un simple fragment de nature ? Y a-t-il une différence de nature entre l’homme et l’animal ?
Débat entre les positions de Montaigne et celles de Descartes.
Montaigne défend une position “naturaliste”. Dans cette partie des Essais intitulée “ L’apologie de Raymond Sebond”, Montaigne rapproche l’homme de l’animal.
Il nie la spécificité du langage verbal par rapport au langage par gestes et il donne à la communication animale pleine valeur de langage.
Il montre que pour l’homme c’est le corps tout entier qui signifie, et non seulement la voix : le mouvement des yeux, de la tête, des épaules, des sourcils, des mains.
Puis il prête cette faculté de communiquer aux animaux : “ Qu’est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de s’entr’appeler au secours, se convier à l’amour, comme ils font par l’usage de leur voix ? “
D’où il conclut : les animaux parlent et pensent comme nous.
Descartes ne conteste pas le fait de la communication animale, mais l’interprétation qu’on en donne. La question qu’il pose est de savoir quelle capacités il faut prêter à l’animal pour rendre compte de ses perfomances et il répond qu’on peut expliquer ces performances sans faire appel à la capacité de penser. Le langage serait en l’homme la marque la plus évidente de la présence de la pensée.
“Et si je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, , s’il y avait de telles machines, qui eussent les organes et la figure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement (1) il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles, ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes : comme, si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on lui veut dire ; si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie, de même façon que notre raison nous fait agir.
Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y ait point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était d’une nature du tout (2) différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage : car s’il était vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu’à leurs semblables. C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques unes de leurs actions, on voit toujours que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit ; car, à ce compte, ils en auraient plus qu’aucun de nous et feraient mieux en toute chose ; mais plutôt qu’il n’en ont point, et que c’est la Nature qui agit en eux, selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge, qui n’est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures, et mesurer le temps, plus justement que nous avec toute notre prudence.”
(1) Pratiquement
(2) Entièrement
Descartes. Discours de la méthode. V
Pour justifier cette thèse, montrer que c’est par nature que diffèrent langage humain et langage animal.
D’abord, sur le plan des fonctions :
Le langage des abeilles a une fonction purement naturelle. La communication animale, en général s’inscrit comme une des stratégies par lesquelles l’espèce poursuit ses finalités biologiques : il s’agit d’indiquer une source d’approvisionnement, de mettre en garde contre l’approche d’un danger, ça peut être aussi le moyen par lequel un groupe animal construit et préserve sa cohésion.
Le langage humain, lui s’inscrit dans la dimension de la culture. Les fonctions du langage ne sont pas déterminées par la nature, mais par l’usage que l’homme peut en faire au sein de la culture, et ces usages sont en nombre infini.
C’est pourquoi le langage n’a pas d’objet prédéfini, il peut nous permettre de parler de tout : non pas seulement de tout ce que je peux voir de ma fenêtre, mais aussi parler de ce à quoi je n’avais jamais pensé, de ce qui ne m’intéresse pas, et parler du langage lui-même.
Wittgenstein :
“ Mais combien de sortes de phrases existe-t-il ? L’affirmation, l’interrogation, le commandement peut-être ? - Il en est d’innombrables sortes; il est d’innombrables et diverses sortes d’utilisation de tout ce que nous nommons “signes”, “mots”, “phrases”. Et cette diversité, cette multiplicité n’est rien de stable, ni de donné une fois pour toutes; mais de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage naissent, pourrions-nous dire, tandis que d’autres vieillissent et tombent en oubli.
Le mot “jeu de langage” doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d‘une activité ou d’une forme de vie.
Représentez-vous la multiplicité des jeux de langage au moyen des exemples suivants :
Commander, et agir d’aprés des commandements.
Décrire un objet d’aprés son aspect, ou d’aprés des mesures prises.
Reconstituer un objet d’aprés une description (dessin).
Rapporter un événement.
Faire des conjectures au sujet d’un événement.
Former une hypothèse et l’examiner.
Représenter les résultats d’une expérimentation par des tables ou des diagrammes.
Inventer une histoire; et lire.
Jouer du théâtre.
Chanter des “rondes”.
Deviner des énigmes.
Faire un mot d’esprit; raconter.
Résoudre un problème d’arithmétique pratique.
Traduire une langue dans une autre.
Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier.”
Wittgenstein. Investigations philosophiques.
Ensuite, l’utilisation du langage par l’animal est déterminé par des stimuli : les abeilles perçoivent la danse de leur congénère, et cela déclanche un comportement de recherche de nourriture. Le comportement “langagier” de l’animal est entièrement prévisible : quand on sait d’où revient une abeille, on peut prévoir la forme de sa danse, et la réponse comportementale de ses congénères. On n’imagine pas une abeille qui apporterait l’information selon laquelle elle n’a rien trouvé à trois kilomètres de distance, ou qui refuserait de faire part de l’infomation qu’elle détient, ou qui mentirait sur ce qu’elle a découvert.
Alors que l’on ne peut pas prévoir les productions linguistiques d’un être humain à partir de la description complète de son environnement. Les paroles qu’est susceptible de prononcer, dans des circonstances données un être humain, ne se réduisent pas à un ensemble stéréotypé de réponses.
Ensuite, il n’y a pas de limites au nombre de messages qu’un être humain est capable de produire ou de comprendre. On parlera (Chomsky) de créativité du langage : capacité de produire et de comprendre un nombre infini de messages nouveaux, et capacité de reconstituer la structure de sa langue maternelle à partir d’informations fragmentaires sur celle-ci.
Ensuite, le langage humain est constitué de signes, et non de signaux ou de symboles.
Quelle est la caractéristique du signe ? Sa nature arbitraire : les mots ne resemblent pas aux choses qu’ils désignent. ( comment faire comprendre à quoi ressemble un mnument ? par dessin ou photo, qui donnent une image qui ressemblent, ou par signe, qui ne ressemble pas)
Pis, le contenu de nos messages linguistiques peut être abstrait. Un cri animal ou un signal portera toujours sur un objet ou un événement particulier, les mots peuvent transmettre des informations générales. On peut parler de l’homme en général, abstraction faite des particularités de chaque homme particulier, ou du triangle en général, qui n’est ni isocèle, ni rectangle, ni scalène.
On pourra parler de la négativité du signe : il désigne ce qui n’est pas là, la présence du signe se substitue à l’absence de la chose.
Négativité également en ce sens que le signe nous permet de nous dégager du rapport immédiat avec la chose, c’est-à-dire l’intuition et la sensation. Hegel : “C’est dans le mot que nous pensons”.
Le langage comme moyen de mettre le monde à distance pour se l’approprier par la pensée.
“ L’homme a, pour ainsi dire, découvert une nouvelle méthode d’adaptation au milieu. Entre les systèmes récepteur et effecteur propres à toute espèce animale existe chez l’homme un troisième chaînon que l’on peut appeler système symbolique. Ce nouvel acquis transforme l’ensemble d ela vie humaine. Comparé aux autres animaux, l’homme en vit pas seulement dans une réalité plus vaste, il vit, pour ainsi dire, dans une nouvelle dimension de la réalité. Entre les réactions organiques et les réponses humaines existe une différence indubitable. Dans le premier cas, à un stimulus externe correspond une réponse directe et immédiate; dans le second cas, la réponse est différée. Elle est suspendue et retardée par un processus lent et compliqué de la pensée. Le bénéfice d’un tel délai peut sembler à première vue bien contestable. “L’homme qui médite, dit Rousseau, est un animal dépravé” : outrepasser les frontières de la vie organique n’est pas pour la nature humaine perfection mais dégradation.
Il n’existe pourtant aucun remède contre ce renversement de l’ordre naturel. L’homme ne peut échapper à son propre accomplissement. Il ne peut qu’accepter les conditions de sa vie propre. Il ne vit plus dans un univers simplement matériel, mais dans un univers symbolique. Le langage, le mythe, l’art, la religion sont des éléments de cet univers. Ce sont les fils différents qui tissent la toile du symbolisme, la trame enchevêtrée de l’expérience humaine. Tout progrès dans la pensée et l’expérience de l’homme complique cette toile et la renforce. L’homme ne peut plus se trouver en présence immédiate de la réalité; il ne peut plus la voir, pour ainsi dire, face à face. La réalité matérielle semble reculer à mesure que l’activité symbolique de l’homme progresse. Loin d’avoir rapport aux choses mêmes, l’homme, d’une certaine manière, s’entretient constamment avec lui-même. Il s’est tellement entouré de formes linguistiques, d’images artistiques, de symboles mythiques, de rites religieux, qu’il ne peut rien voir ni connaître sans interposer cet élément médiateur artificiel.
Ernst CASSIRER. Essai sur l’homme.”
Ce qui va nous permettre maintenant de réfléchir aux rapports du langage et de la pensée.
Faut-il dire qu’il y a une antériorité de la pensée sur le langage, que ce dernier ne ferait que traduire ? Et si les langues que nous parlont sont des “traductions” de la pensée, sont-elles des traductions fidèles, adéquates, ou au contraire des traductions qui trahissent la pensée ?
Les langues peuvent-elles alors traduire tout ce que nous pensons ? Ou au contraire, y aurait-il de l’ineffable, quelque chose qui serait en notre esprit et que les langues seraient impuissantes à restituer ?
Les langues que nous parlont sont-elles au contraire ce qui met en forme notre pensée ? Penserions-nous si nous ne parlions pas ? Si ce sont les langues qui mettent en forme la pensée, problème : diversité des langues, diversité de leur organisation, de leur structure; qu’advient-il alors de la pensée ? Y a-t-il unité de la pensée, ou autant de manières de penser qu’il y a de langues ?
Tendance à croire que nous pensons avant de parler, ce qui se révèle dans l’expérience familière : chercher ses mots, comme si la pensée était déjà là et qu’il n’y ait plus qu’à trouver les mots pour la traduire.
Point de vue de Gilson :
L’existence d’une pensée non parlée semble attestée par l’observation intérieure. La pensée est antérieure à la parole d’une antériorité à la fois de temps et de causalité. Cette antériorité de temps peut être plus ou moins longue. Bien souvent elle est si courte qu’on la prendrait pour une quasi-simultanéité, mais même alors, ce que je désire me dire à moi-même ou dire aux autres est quelque chose qui n’a pas encore été dit. On en parle comme d’une chose, bien que ce ne soit peut-être pas réellement une chose, disons donc que si l’on veut que cet x, qui n’a pas encore été dit, doit être de quelque manière présent à ma pensée, autrement je ne pourrais pas essayer de le dire. Si j’en fais prématurément l’essai, je m’aperçois aussitôt que “ce n’est pas ce que je voulais dire”. C’est ce qu’on appelle “chercher une idée”. L’idée en question peut être un souvenir qui momentanément nous échappe, ou ce peut être une notion que nous sentons présente à la pensée bien que pour le moment, elle refuse de faire surface et d’émerger des profondeurs de l’esprit; de toute façon nous savons qu’elle est déjà là. Elle l’est si assurément que nous la reconnaîtrons aussitôt dès qu’elle aura reparu et que jusqu’à ce moment-là, nous rejetons tous les autres souvenirs qui tenteraient de se faire accepter à sa place.
Cette sorte de pensée antérieure à tout logos, même intérieur, est ce que nous pensons comme un “encore à dire”, soit parce que, jusqu’à présent, cela n’a pas encore été dit, soit parce que nous éprouvons le désir de le dire une fois encore, plus explicitement ou sous une forme différente, afin de nous mieux assurer de ce que nous pensons.
Gilson. Linguistique et philosophie.
On trouve dans la tradition philosophique une conception traditionnelle des rapports entre langage et pensée :
Grammaire générale et raisonnée de Port-royal (1660)
“ Parler est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein. “
Dans cette perspective, le langage ne contribue pas à la formation de la pensée, il se contente de l’extérioriser en vue de la transmettre à autrui. S’il n’y avait pas la présence d’autrui, nous n’aurions à la limite pas besoin du langage, et “nous pourrions considérer les pensées en elles-mêmes, sans les revêtir d’aucunes paroles.”
Idem chez Hobbes : “ L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots. “
De nouveau, affirmation d’une antériorité de ce qui est interne à l’esprit par rapport à l’expression linguistique. Idée que les mots n’ont pas en eux-mêmes le pouvoir de signifier ; ils ne sont dotés d’un tel pouvoir que parce qu’ils renvoient à des entités mentales, internes à notre esprit, et dont ils ne sont que les signes.
Conséquences sur la théorie esthétique, formulée chez La Bruyère : “Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant : il est vrai néanmoins qu’elle existe. “ L’écrivain est celui qui cherche la bonne expression. Refus de la notion de travail sur l’écriture, de style.
Maintenant, poser la question de la nature de ces “idées” dont les mots du langage ne seraient que des signes. La notion d’idée est apparemment simple. Des disciples de Descartes affirmaient :
“ Le mot d’idée est du nombre de ceux qui sont si clairs que l’on ne les peut expliquer par d’autres, parce qu’il n’y en a point de plus clairs et de plus simples. “
En fait, ce n’est pas évident. D’abord, ce n’est pas une réalité matérielle : une idée ne se voit pas. Mais comment la définir ? Une image mentale, une représentation, une pensée, une conception ?
Si on définit l’idée comme une “image mentale”, est-ce cohérent ? C’est une conception que l’on trouve souvent chez des auteurs du 17° et 18° siècles : les idées représenteraient directement les choses car elles en seraient les images. C’est parce qu’elles ressemblent aux choses qu’elles les représentent. Les idées seraient semblables à d’autres images comme les tableaux ou les photographies.
Hypothèse séduisante mais qui ne tient pas longtemps devant certaines objections : il n’est pas facile d’associer des images à tous les mots de la langue. D’abord, il n’est pas facile d’associer une image à des termes abstraits, comme Etat, Justice, Vérité, bonheur.
Ensuite, on ne voit pas quelles images associer aux termes qu’on appelle en linguistique “syncatégorématiques”, comme les connecteurs logiques, “ou”, “et”, ou comme ls déterminants “un”, “le”, “tous les”. Quelle image mentale associer au mot “et” ? Quelle image mentale associer à l’expression : “le plus grand nombre premier inférieur à 10 000” ?
L’image est toujours particulière, l’idée peut être abstraite.
“D’ailleurs, les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, et l’entendement ne les saisit que par des propositions. C’est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d’une noix à l’autre, pense-t-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit, et qu’il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute; mais la vue de l’une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu’il a reçues de l’autre, et ses yeux, modifiés d’une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu’il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle; pour peu que l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussitôt particulière. Essayer de vous tracer l’image d’un arbre en général, jamais vous n’en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s’il dépendait de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous vous en figurez un dans votre esprit, c’est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales; car sitôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n’ont pu donner des noms qu’aux idées qu’ils avaient déjà, il s’ensuit que les premiers substantifs n’ont pu jamais être que des noms propres.”
Rousseau. Discours sur l’Origine et les Fondement de l’inégalité parmi les hommes.
Cette conception s’accorde à une conception moderne du signe, celle de Saussure, qui met en avant la nature conventionnelle et arbitraire du signe linguistique. Expliquer. Permettrait de rendre compte à la fois de la diversité des langues et du fait qu’elles peuvent être traduites l’une dans l’autre.
Cependant, reste une difficulté : l’affirmation d’une intériorité de la pensée, qui serait en notre esprit. C’est une métaphore d’ordre spatiale. Est-ce que cette métaphore ne nous égare pas ? Y a-t-il un lieu qui serait l’esprit et qui aurait un intérieur ?
Conception qui s’accorde avec l’idée que le bon sens se fait du psychologue : ce serait celui qui ne se laisse pas pièger par les mots, qui sait voir les pensées qui se trouvent derrière, voire les arrière-pensées.
Conception acceptable ?
Pour pouvoir répondre, examinons ce veut dire comprendre une phrase. Dans le cas de la précédente hypothèse, comprendre voudrait dire remonter des mots aux idées qui se trouvent derrière.
Cependant, possibilité de faire remarquer que ce qu’un locuteur veut dire ne se réduit pas toujours à ce que les mots signifient.
Deux personnes se trouvent dans une même pièce dont la fenêtre est ouverte. L’une dit à l’autre : il fait froid ! La signification conventionnelle de cette expression linguistique n’apprend rien à la personne à qui elle s’adresse, qui possède déjà cette information. La phrase veut alors dire que la première personne souhaiterait que la seconde ferme la fenêtre.
Il y a également le problème des ambiguïtés syntaxiques et lexicales, comme dans les phrases :
- la petite brise la glace
- la vieille garde le lit
- un savant compromis a été arrêté à la frontière.
On pourrait alors être tenté de dire : la signification dépend du contexte, de ce que le locuteur voulait dire. Mais cela présuppose encore une antériorité de la pensée à transmettre sur l’expression linguistique.
Prenons un autre exemple : la phrase “ Jean a acheté le Figaro. “
La phrase est ambigue, elle peut vouloir dire : “Jean a acheté un exemplaire du Figaro “, mais aussi : “ Jean a acheté l’entreprise de presse qui s’appelle le Figaro “.
Si on veut savoir quelle est la pensée qui est véhiculée par la phrase, on a l’impression qu’il faut remonter jusqu’à la pensée du locuteur. Mais est-ce bien jusqu’à de la pensée que l’on remonte ? On sait ce que le locuteur veut dire quand il nous dit : “ Je voulais en fait dire que Jean vient d’acheter un exemplaire du Figaro. “
Mais est-on remonté d’une phrase à une pensée ? Non, on est simplement passé d’une phrase à une autre phrase, c’est-à-dire de mots à d’autres mots.
Il n’y aurait pas alors de réalité transcendante au monde du langage : la pensée est se qui se construit dans le langage, à travers les mots que nous employons. Et la signification d’un mot n’est pas le renvoi à une idée qui se trouverait en notre esprit, mais renvoi à d’autres mots, selon le principe du dictionnaire.
D’où la conclusion de Wittgenstein :
“ C’est une source d’erreurs que de parler d’activités mentales à propos de la pensée. Nous dirons que la caractéristique essentielle de la pensée, c’est qu’elle est une activité qui utilise des signes.”
“ Si l’on nous demande de localiser la pensée, nous ne verons pas d’autre lieu à désigner que le papier sur lequel nous écrivons, ou la bouche qui est en train de parler. “
Il ne s’agit pas de dire que la pensée n’existe pas, mais qu’il est trompeur de la concevoir comme une activité mentale qui se déroulerait en un lieu mystérieux appelé l’esprit. La pensée, ce n’est rien d’autre que le langage et son utilisation. Nous ne saisirons jamais de pensée pure, de pensée séparée de son expression, mais nous irons tout simplement d’un énoncé à un autre énoncé.
Nous ne pensons que parce que nous parlons.
Importance de la remarque de Merleau-Ponty :
“ Ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence pétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. “
Mais lorsqu’on ne trouve pas ses mots, comment procède-t-on pour nommer ce que l’on pense ? L’on ne cherche pas à faire directement le lien entre le mot et l’idée, comme si l’idée était déjà là, claire et distincte avant de trouver le mot dans lequel se vêtir. On ne consulte pas une sorte de table de correspondances mots-idées.
En fait, on parle, on emploie d’autres mots, qui rendent plus précis ce que l’on voulait dire, et progressivement, on aura l’impression d’une sorte d’adéquation entre ce que l’on dit et ce que l’on pense. L’on parle en fait pour découvrir ce que l’on pense.
Ce que montre l’expérience du fait de parler devant un auditoire : on croit naïvement qu’il faut d’abord avoir pensé clairement pour ensuite traduire en mots. Faux : c’est en parlant qu’on découvre ce que l’on pense et voulait dire.
Donc, faut-il admettre cette thèse de l’antériorité de la pensée sur le langage? Tout dépend alors de ce que l’on entend par “pensée”.
Si on refuse d’admettre l’existence d’une pensée quelconque avant le langage, ce la voudrait dire que l’enfant qui ne parle pas encore ne pense pas du tout.
Ce qui n’est pas le cas. Les psychologues montrent qu’avant la maîtrise du langage articulé, les très jeunes enfants ont la capacité de coordonner des actions :
- un tout petit enfant tirera une couverture pour amener jusqu’à lui un objet qui est posé dessus et qu’il désire.
C’est ce qu’on appelle une “pensée opératoire”, cad une pensée capable de coordonner des actions grâce à la saisie de relations de causalité. Ce que l’animal est également capable de faire ( washoe capable d’ouvrir une porte en se suspendant à la clenche). Ce n’est que la marque de la présence d’une intelligence.
Mais cette intelligence n’est pas la raison, ni la capacité de raisonner.
Hegel faisait remarquer que c’est “dans les mots que nous pensons”.
“Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons une forme objective, que nous les différencions de notre intériorité.”
“On croit ordinairement que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement; car en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve lemot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.”
La pensée devient elle-même seulement dans le langage. Cad la pensée au sens de raisonnement, de pensée abstraite, conceptuelle, celle qui fait de nous des êtres capables de connaître, d’argumenter, de démontrer. La pensée est essentiellement pensée discursive.
La pensée discursive présuppose le langage.
Donc, pour avoir des idées générales, il faut utiliser des signes linguistiques. Le mot véhicule et constitue le concept, grâce auquel on peut penser ce qu’il y a de commun à tous les êtres particuliers subsumés sous le concept.
Donc, penser, c’est concevoir, et nous ne concevrions rien sans les signes du langage.
Mais penser n’est pas seulement concevoir, c’est aussi juger. Prendre la notion de jugement au sens logique du terme, et non moral ou juridique. Au sens moral, c’est estimer la valeur de quelque chose; au sens juridique, sanctionner un acte méritant éventuellement châtiment.
Au sens logique, c’est la mise en relation de deux ou plusieurs idées.
Définition du jugement dans “La logique ou l’art de penser” 1662 d’Arnauld et Nicole.
“Après avoir conçu les choses par nos idées, nous comparons ces idées ensemble; et trouvant que les unes conviennent entre elles et que les autres ne conviennent pas, nous les lions et délions, ce qui s’appelle affirmer ou nier, et généralement juger.
Le jugement s’appelle aussi proposition, et il est aisé de voir qu’elle doit avoir deux termes : l’un de qui l’on affirme, ou de qui l’on nie, lequel on appelle le sujet; et l’autre que l’on affirme, ou que l’on nie, lequel s’appelle attribut.
Et il ne suffit pas de concevoir ces deux termes, mais il faut que l’esprit les lie ou les sépare. Et cette action de notre esprit est marquée par le verbe est, ou seul quand nous affirmons, ou avec une particule négative quand nous nions.”
Donc, ce pouvoir de juger nous permet de comprendre deux choses :
- c’est grâce à ce pouvoir de juger que la connaissance est possible.
- c’est seulement grâce à ce pouvoir de juger que se pose le problème de la vérité et de l’erreur.
D’abord, la connaissance.
La perception du monde n’est pas encore une connaissance. Elle nous livre des données des sens que l’entendement va organiser. L’entendement, cad le pouvoir d’abstraire des idées à partir des données des sens et de les organiser dans des jugements.
Connaître, c’est juger, cad dire quelque chose de quelque chose. L’essentiel de notre activité intellectuelle est formée de jugements : “je suis malade”, “deux et deux font quatre”, “dieu existe” sont des jugements.
Deuxième problème : celui de la vérité. Une perception en elle-même n’est ni vraie ni fausse: elle nous fait saisir le monde tel qu’il nous apparaît : la tour carrée vue d eloin m’apparaît ronde, le bâton droit plongé dans l’eau, brisé.
L’image visuelle de la tour ou du bâton n’est ni vraie ni fausse. Ce qui sera vrai ou faux, ce sera le jugement par lequel j’attribuerai telle ou telle caractéristique à l’objet perçu.
Autrement dit, la réalité en elle-même n’est ni vraie ni fausse, mais seulement les jugements que nous formons à son propos.
Pour savoir si nos jugements sont vrais, seulement deux moyens :
- confronter les jugements à eux-mêmes : c’est la vérité comme cohérence logique du discours.
exemple du syllogisme : tous les hommes sont des chiens
tous les chiens aboient
donc tous les hommes aboient.
vérité au sens formel. Par contre, on n’a pas le droit d’attribuer au même sujet deux prédicats contradictoires. Il est malade et se porte bien. Ou encore, pas le droit d’attribuer à un sujet un prédicat qui ne lui convient pas : la fleur parle, ou dieu désire.
- deuxième moyen : confronter les jugements à la réalité. On appelera vrai un jugement en accord avec le réel, faux un jugement en déaccord.
Ce qui pose de gros problèmes : celui du rapport du langage à la réalité. Le langage peut-il être considéré comme un décalque de la réalité, a-t-il un pouvoir ontologique ? Cad a-t-il le pouvoir de nous faire saisir ce que les choses sont ?
Simple indication : quand je dis que le tableau est vert, je fais comme si le langage avait le pouvoir de me faire accéder à l’être même des choses; je dirai spontanément qu’il est vrai que le tableau soit vert.
N’est-ce pas confondre les mots et les choses ? Ne faut-il pas se contenter de dire que le tableau m’apparaît vert ? Dire alors que le langage n’a comme fonction que d’organiser l’expérience humaine et les rapports entre les hommes, sans aucune prétention ontologique ?
C’est poser le problème de savoir si la réalité est dicible.
Mais cela implique un autre problème : si nous ne pensons que dans le langage, nous ne parlons pas le langage, mais des langues, qui sont des réalités culturelles. Or les langues diffèrent considérablement par leurs structures grammaticales.
Y aurait-il des langues seraient la plus naturelle ? Mais naturelle veut dire quoi ? Conforme à la réalité, à la structure de la pensée ? Faut-il dire qu’il y a des langues plus logiques que d’autres, comme le pensaient certains linguistes du 17°, en affirmant par exemple que le français est plus logique que l’allemand, parce qu’il met le substantif avant l’adjectif ? ( Idée de la distinction entre les langues logiques et les langues transpositives ) Mais nous avons vu que, en-dehors de toute langue, la pensée ne serait qu’un chaos informe.
En fait, chaque langue a sa propre façon de structurer notre expérience du temps, de l’espace, de notre rapport à autrui. ( différentes façons de considérer les genres, les articles - le duel en grec -, les façons de désigner les couleurs, certaines langues comme le hopi ont un système verbal qui ne comporte pas de forme se rapportant directement à l’expression du temps, mais par contre, il comporte des modalités qui relèvent de ce que les grammairiens nomment l’aspect, et qui contraint à prêter attention aux processus vibratoires ou ondulatoires. Prendre l’xemple de la langue imaginaire de Borgès dans Tlön)
Cela a conduit à la formulation d’une hypothèse appellée “ hypothèse de Sapir-Whorf “ : “ Nous disséquons la nature selon les lignes tracées à l’avance par nos langues maternelles; “
Chaque langue serait un système complexe de structures grâce auxquelles le locuteur analyserait l’expérience, relèverait ou négligerait certains types de rapports et de phénomènes, et maîtriserait ses raisonnements.
On s’aperçut que l’infrastructure linguistique (autrement dit, la grammaire) de chaque langue ne constituait pas seulement “l’instrument” permettant d’exprimer des idées, mais qu’elle en déterminait bien plutôt la forme, qu’elle orientait et guidait l’activité mentale de l’individu, traçait le cadre dans lequel s’inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait enregistré. La formulation des idées n’est pas un processus indépendant, strictement rationnel dans l’ancienne acception du terme, mais elle est liée à une structure grammaticale déterminée et diffère de façon très variable d’une grammaire à l’ autre. Nous découpons la nature suivant des voies tracées par notre langue maternelle. Les catégories et les types que nous isolons du monde des phénomènes ne s’y trouvent pas tels quels, s’offrant d’emblée à la perception de l’observateur. Au contraire, le monde se présente à nous comme un flux kaléidoscopique d’impressions que notre esprit doit d’abord organiser, et cela en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé. Nous procédons à une sorte de découpage méthodique de la nature, nous l’organisons en concepts, et nous lui attribuons telles significations en vertu d’une convention qui détermine notre vision du monde, - convention reconnue par la communauté linguistique à laquelle nous appartenons et codifiée dans les modèles de notre langue. Il s’agit bien entendu d’une convention non formulée, de caractère implicite, mais elle constitue une obligation absolue. Nous ne sommes à même de parler qu’à la condition expresse de souscrire à l’organisation et à la classification des données, telles qu’elles ont été élaborées par convention tacite.
Ce fait est d’une importance considérable pour la science moderne, car il signifie qu’aucun individu n’est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, mais qu’il est contraint de tenir compte de certains modes d’interprétation même quand il élabore les concepts les plus originaux. Celui qui serait le moins indépendant à cet égard serait un linguiste familiarisé avec un grand nombre de systèmes linguistiques présentant entre eux de profondes différences. Jusqu’ici aucun linguiste ne s’est trouvé dans une situation aussi privilégiée. Ce qui nous amène à tenir compte d’un nouveau principe de relativité, en vertu duquel les apparences physiques ne sont pas les mêmes pour tous les observateurs, qui de ce fait n’aboutissent pas à la même représentation de l’univers, à moins que leurs infrastructures linguistiques soient analogues ou qu’elles puissent être en quelque sorte normalisées. (...)
On aboutit ainsi à ce que j’ai appelé le “principe de relativité linguistique”, en vertu duquel les utilisateurs de grammaires notablement différentes sont amenés à des évaluations et à des types d’observation différents de faits extérieurement similaires, et par conséquent ne sont pas équivalents en tant qu’observateurs, mais doivent arriver à des visions du monde quelque peu dissemblables. (...) A partir de chacune de ces visions du monde, naïves et informulées, il peut naître une vision scientifique explicite, du fait d’une spécialisation plus poussée des mêmes structures grammaticales qui ont engendré une vision première et implicite. Ainsi l’univers de la science moderne découle d’une rationalisation systématique de la grammaire de base des langues indo-européennes occidentales. Évidemment, la grammaire n’est pas la cause de la science, elle en reçoit seulement une certaine coloration. La science est apparue dans ce groupe de langues à la suite d’une série d’événements historiques qui ont stimulé le commerce, les systèmes de mesure, où la fabrication et l’invention technique dans la partie du monde où ces langues étaient dominantes.
Whorf. Linguistique et anthropologie.
Faut-il admettre ce “relativisme linguistique “ ?
Peut-être pas, et c’est une expérience menée par des ethologues qui le montre.
Un ethnologue américain avait constaté qu’une tribu de Nouvelle-Guinée n’avait que deux termes pour désigner les couleurs, dont l’un s’applique aux teintes claires et chaudes, et l’autre aux teintes sombres et froides. Question : quel effet peut avoir un vocabulaire aussi limité sue les comportements relatifs aux couleurs ?
Mise en place de deux tests, l’un de nomination, l’autre de reconnaissance.
L’ethnologue présente à deux groupes distincts, l’un de guinéens, l’autre d’américains, une quarantaine d’échantillons de couleurs différentes, et demande de les nommer, puis, aprés avoir avoir choisi un échantillon, et avoir fait attendre les sujets d’expérience dans l’ombre, demande de retrouver cet échantillon parmi d’autres.
Résultats de l’expérience : les indiens ont beaucoup plus de mal à nommer les échantillons que les américains, mais ils reconnaissent les couleurs de la même façon que les américains. Conclusion : les différences de vocabulaire n’ont que peu d’importance pour mémoriser et reconnaître des couleurs. La mémoire et la reconnaissance dépendent moins de la structure du lexique que de celle du système nerveux. La relativité culturelle a des effets plus limités qu’on ne s’y attendait.
En fait, nous ne sommes pas enfermés dans nos langues : elles ne sont pas comme dans le monde animal des systèmes de signaux destinés à déclancher des comportements adaptatifs. Les langues sont des moyens d’ouverture au monde indéterminée, dans lesquels nous pouvons dialoguer avec autrui, remodeler à l’infini nos représentations de la réalité.
Ce qui nous amène à réfléchir aux rapports entre langage et réalité., au pouvoir ontologique du langage, avant de nous intéresser au pouvoir du langage, c’est-à-dire au fait de savoir si le langage ne peut pas être un instrument de pouvoir sur les hommes. (texte de Bergson et Nietzsche)
Silence et parole.
Il serait tentant de considérer le silence comme l’opposé de la parole et du langage, et de faire du silence un danger qu’il faudrait combattre par une circulation ininterrompue de messages, comme le croit notre époque vouée au culte de la communication.
Mais c’est oublier que :
- même si le langage caractérise la condition humaine et fonde la possibilité du lien social, le silence préexiste au langage. D’abord, parce que le monde est en lui-même silencieux, c’est-à-dire qu’il ne nous dit rien, il n’est pas en lui-même porteur de sens. C’est nous qui, par notre pouvoir symbolique, conférons du sens au monde.
- d’autre part, le monde est inépuisable, infiiment plus riche que ce que nous pouvons en dire. C’est là le problème des limites du langage.
- c’est oublier enfin que le silence est un élément de la parole elle-même, une modalité du sens, qu’il peut être signifiant, dans le dialogue et la communication.
Le seul silence que reconnaît notre monde, voué au culte de la communication, est la panne de transmission, la défaillance de la machine, qui produit un malaise, comme lorsqu’il y a une panne de télé. Le silence est un accident qu’il faut réparer.
L’idéal du monde de la communication est un discours permanent que rien ne viendrait interrompre : la télé qui transmet d’une façon continue, même s’il n’y a plus de téléspectateurs; les informations en continu. Les outils de communication qu’on exige d’avoir en permanence à portée de la main (les portables).
Les médias modernes n’admettent pas qu’il puisse ne rien avoir à dire : lorsqu’il y a un événement sur lequel on n’a encore aucune information, on repasse en boucle toujours les mêmes messages (images ou paroles).
N’admettent pas non plus qu’il faille un temps de silence qui est celui de la réflexion. Le cours est un discours ininterrompu parce que avant il y a eu de la pensée, s’il fallait que je pense devant vous, il y aurait de longs temps de silence. (L’exemple des cours de Hegel) Il faut dire tout de suite ce qui vient de se passer.
Mais la prolifération technique de la parole la rend insignifiante : c’est la télé qu’on laisse allumée pour avoir un fond sonore, comme si l’on avait peur du silence. Ce sont les messages d’importances différentes qui sont mis sur le même plan : une catastrophe et la victoire d’une équipe de foot.
Montrer l’importance du silence : le rapport de l’homme au monde ne tient pas seulement aux paroles qu’il prononce, mais aux nombreux moments de suspension, de retrait, de contemplation, de réflexion, c’est-à-dire aux moments où il se tait.
La langue latine distingue deux formes du silence :
- à travers le verbe tacere, qui est un verbe actif dont le sujet est une personne, il marque un arrêt ou une absence de parole en référence à un homme.
- à travers le verbe silere, qui est un verbe intransitif, et qui ne s’applique pas seulement à l’homme mais aussi à la nature, aux objets, aux animaux, et qui désigne la tranquillité que n’interrompt aucun bruit.
Silere traduit alors l’absence de parole de celui qui se repose, qui contemple, et ce silence n’a pas de signification particulière par rapport aux autres.
Tacere traduit la volonté de se taire, de ne plus user de la parole et de le faire sentir aux autres. On parlera alors du silence du taciturne.
Ce silence devient une forme d’opposition quand on se tait délibérement pour traduire un refus, une résistance. Le refus d’adresser la parole, ressenti comme une insulte (dans les camps, on ne s’adresse pas aux prisonniers) ou impolitesse.
Mais ce peut être le mutisme de celui qui ne trouve pas les mots pour traduire une expérience, ou qui pense que le langage est impuissant à traduire ce qui a été vécu (les rescapés des camps)
Mais ce peut être aussi le silence bienheureux de ceux qui n’ont pas besoin de parler : c’est la connivence des amants, ou des amis qui ne craignent pas de se taire ensemble, quand la présence physique d’autrui suffit. Wittgenstein disait : “ un ami, c’est quelqu’un avec qui on peut débiter des kilomètres d’âneries. “ Mais on pourrait dire aussi, c’est quelqu’un avec on ne craint pas de se taire. Alors que le silence est vécu comme une gêne avec des non-familiers.
La conversation est peuplée de temps de pause, sans lesquels la communication est impensable, elle s’engorgerait dans un flot continuel de paroles qui aboutirait à une véritable cacophonie.
Dialoguer implique savoir se taire pour laisser la parole à autrui, pour qu’il puisse comprendre le discours, et qu’il puisse répondre : rien de plus pénible que la personne qui monopolise la parole, comme si elle niait l’existence d’autrui. Il y a un véritable tact dans l’usage commun de la parole : savoir quand se taire, quand parler.
Le silence peut devenir pudeur, face à la souffrance d’autrui, face à la mort, c’est alors une conduite signifiante.
La parole permanente : dans les magasins, dans la rue, où pendant les fêtes de Noël, on retransmet des jeux dans la rue par haut-parelur est agression, insignifiance, elle risque de retourner au bruit pur et simple.
La parole émerge du silence du monde, se nourrit de silence est y retounera, s’il n’y a plus d’hommes pour donner naissance à une parole signifiante.
samedi 5 juin 2010
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