Introduction
Montrer que la philo n’est pas une activité désincarnée, qu’elle permet de penser le monde dans lequel nous vivons.
Ce que va montrer cette réflexion sur le travail.
Partir des questions, des inquiétudes de notre temps :
- D’un côté, nous vivons dans un monde dominé par la place et la valeur accordées au travail :
Avoir “un” travail est le moyen
- d’être socialement reconnu, d’avoir une identité sociale (ne dit-on pas que celui qui a perdu “son” travail depuis longtemps risque d’être “exclu” de la vie sociale)
- d’avoir envie d’exercer ses droits (celui qui n’a plus de travail n’est plus tenté de voter)
Le travail a pu être élevé au rang d’une véritable valeur morale : considérer le lieu-commun selon lequel “ l’oisiveté serait mère de tous les vices”. C’est ainsi que l’on pouvait lire, dans un ouvrage pourtant de philo du début du siècle :
“ Le travail régulier exerce presque toujours une influence moralisante, tandis que l’oisiveté, que ce soit celle du riche oisif des hautes classes ou celle du vagabond incapable de s’adapter à un travail soutenu, s’accompagne généralement de regrettables tares morales. “
Faut-il voir là pure et simple idéologie ? (Nietzsche et Kierkegaard)
La fierté de ceux qui possédaient un métier : les maîtres d’oeuvre du Moyen-Age.
- Mais d’un autre côté, économistes, sociologues décrivent une mutation profonde du monde moderne :
Selon certains, on assisterait à la “disparition du travail” :
“ Le niveau du chômage a atteint aujourd’hui dans le monde son point le plus haut depuis la grande crise des années trente. Plus de 800 millions d’êtres humains sont actuellement sans emploi, ou sous-employés. Ce chiffre va vraisemblablement grimper en flèche d’ici au tournant du siècle, car des millions de nouveaux arrivants sur le marché du travail ne trouveront pas d’emploi, victimes souvent d’une révolution technologique qui les remplace à grande vitesse par des machines, dans la quasi-totalité des secteurs et des branches de l’économie mondiale. Après des années de prévisions aveuglément optimistes et de faux départs, les nouvelles technologies de l’informatique et de la communication sont finalement en train de peser véritablement sur le lieu de travail et l’économie, jetant le monde entier dans la mêlée d’une troisième grande révolution industrielle. Des millions de travailleurs sont définitivement éliminés du processus économique, des catégories entières d’emploi ont fondu, ont été restructurées ou ont disparu.
L’âge de l’information est à nos portes. Des logiciels nouveaux et toujours plus complexes vont, ces prochaines années, rapprocher encore davantage la civilisation d’un monde à peu près dépourvu de travailleurs. Dans les secteurs primaire, secondaire et tertiaire, les machines remplacent rapidement le travail humain et annoncent une économie de production quasi automatisée d’ici au milieu du XXI° siècle. La substitution massive des machines aux travailleurs s’apprête à contraindre tous les pays à repenser le rôle des êtres humains dans la société. L’urgence sociale absolue est sans doute, pour le siècle à venir, de redéfinir les perspectives de vie et les responsabilités de millions de personnes dans une société où l’emploi sous sa forme massive actuelle aura disparu. “ ( Rifkin )
Ce serait la raison pour laquelle il y aurait une course à l’emploi, et la tentation d’accepter n’importe quelle activité sociale, pourvu qu’elle soit rémunérée ( avec les conséquences que cela implique : flexibilité, emploi à temps partiel, baisse de la valeur de la force de travail, et donc des salaires, sur le marché du travail, disparition progressive des garanties juridiques etc... )
Mais suffit-il d’avoir un emploi pour avoir un métier, et les nouveaux emplois qui apparaissent peuvent-ils donner de ce que l’on attendait des anciens métiers : reconnaissance d’un savoir-faire, construction d’une identité sociale, respect de soi-même ?
Face à la peur de l’inemploi, faut-il alors proclamer, comme les auteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, un “ droit au travail et à sa juste rémunération “, qui serait un droit-créance, à distinguer d’un droit-liberté ? Ce qui implique une certaine conception de l’Etat et de ses fins : l’Etat-Providence.
Ou faut-il proposer, comme certains le font aujourd’hui, la mise en place d’un “revenu d’existence”, ou d’une “allocation universelle et suffisante de revenu”, dissociés de tout travail productif, de toute activité marchande ?
Mais la lutte pour l’ emploi paraît s’opposer à la résistance que de tout temps les hommes paraissent avoir opposer au travail, vécu comme une activité pénible et douloureuse. Il suffit de regarder l’étymologie du mot travail : vient du latin “ tripalium”, qui désignait un instrument formé de trois pieux et qui servait à l’origine à immobiliser les grands animaux et dont on se servit ensuite pour attacher les hommes qui allaient être torturés.
Tous les mots des langues européennes lient le travail à la peine, aux douleurs de l’enfantement. Étymologiquement, “labor” est de même racine que le verbe “labare” qui signifie “trébucher sous un fardeau”. Les mots grec et allemand qui désignent le travail : “ponos” et “ Arbeit “ évoquent l’idée de pauvreté : “ pénia “ en grec et “ Armut “ en allemand. Chez les grecs, le mot de travail était lié à l’idée d’une déformation du corps.
Pour la pensée chrétienne, le travail est une malédiction divine consécutive au péché originel :
“ C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras ton pain jusqu’à ce que tu retournes à la terre parce que c’est d’elle que tu as été pris; car tu es poussière et tu retourneras en poussière; “ ( Genèse III, 19)
Le seul rôle qu’il est possible de lui accorder est celui d’une pénitence, d’un instrument de mortification. Dans la triade médiévale oratores, bellatores, laboratores, c’est le premier terme qui a la priorité. Priorité donnée à la vie contemplative.
Lorsque Taylor rationalise le travail productif, c’est pour extorquer à l’ouvrier le rendement le plus élevé possible en l’enfermant dans un système de contraintes qui lui enlevait toute marge d’initiative , parce que l’ouvrier est tenu pour “naturellement réfractaire à l’effort”.
Ce refus de l’effort est-il la marque d’une “asocialité”, ou au contraire l’expression d’une aspiration légitime à voir la vie humaine centrée autour d’une autre forme d’activité ? ( Le mot d’ordre de certains anarchistes : “ Ne travaillez jamais ! “ Mais ambiguïté de ce mot d’ordre : est-ce une apologie de l’oisiveté ou du loisir ? )
Si les hommes cherchent ainsi des emplois à tout prix alors que l’homme fuit le travail comme une malédiction, cela veut-il dire qu’ils ne travailleraient que pour gagner leur vie ? Le travail ne serait-il alors qu’un moyen propre à simplement perpétuer la vie au sens biologique ? Le travail n’aurait-il alors aucun sens ? Perdre sa vie à la gagner, est-ce vivre dans la dignité ?
Le phénomène de la raréfaction des emplois est-elle l’annonce
- d’un monde où de plus en plus d’hommes seraient condamnés à la pauvreté ?
- ou l’annonce de la possibilité d’un monde où, les machines et la technique prenant le relais de la force humaine de travail, les hommes pourraient enfin se consacrer à d’autres formes d’activités, centrées sur le développement de la personnalité, de la diversité de nos facultés, comme Marx en faisait l’hypothèse à la fin des Manuscrits de 1857-58 ( Grundrisse), Le développement de plus en plus rapide de la force productive sociale permettant de faire baisser le temps consacré au travail et d’augmenter le temps disponible pour tous ?
Faut-il concevoir une humanité qui se réalise dans le travail, ou faut-il affirmer la légitimité d’une aspiration à être libéré du travail ?
Les tentatives pour répondre à ces questions risquent d’être idéologiques et tourner à de stériles querelles partisanes tant que l’on ne sait pas exactement de quoi on parle quand on parle du travail.
Nous avons employé comme équivalents des termes comme travail, métier, emploi, activité.
Risque de graves confusions. D’où la nécessité d’éclairer le concept de travail, de se demander : quelle est la nature du travail, puis, quelle est sa valeur, et après il sera possible avec une pensée plus claire d’aborder ces questions que notre temps pose peut-être mal.
II) Cerner le sens de la notion.
La consultation d’un dictionnaire savant ( Le Littré ) nous montre l’incroyable polysémie du mot dans l’usage courant :
- le mot peut désigner la fatigue : on parlait jadis des “travaux d’un long voyage”
- il désigne aussi les soucis et les soins de l’ambition, la disposition d’esprit qu’est l’inquiètude
- les douleurs de l’enfantement : on dit d’une femme qu’elle est en travail.
- désigne aussi la peine qu’on prend pour faire quelque chose : travail du corps ou de l’esprit.
- désigne l’action d’une machine, ou le résultat de cette action. C’est aussi un terme de physique, de mécanique.
- par analogie, il servira à désigner l’action des agents naturels : on dira que le fonds actuel de notre terre était la surface du globe primitif avant le travail des eaux.
- désignera les activités par lesquelles on embellit, assainit une ville : les grands travaux d’Hausmann
- mais désigne aussi les délibérations d’une assemblée : on dit de l’Assemblée Nationale qu’elle vient de suspendre ses travaux.
Bref, à lire un dictionnaire, on a l’impression que toute forme d’activité, de transformation d’état, de changement, aussi bien dans le domaine humain que non humain peut être désigné par le terme de travail.
Polysémie dangereuse qui empêche de penser.
Donc, cerner le sens même de la notion, qui est en lui-même problématique.
Ce qui va amener à tenter de définir le travail au sens anthropologique du terme, c’est-à-dire en tant qu’il est la marque de l’homme, et qu’on ne le rencontre chez aucune autre espèce vivante.
Sens anthropologique à distinguer du sens économique du terme, c’est-à-dire des formes du travail socialement définies par des modes de production économique, un certain degré de développement des forces productives, des rapports juridiques définissant la propriété des moyens de production.
Possibilité de partir d’une remarque simple : celui qui ne fait rien ne travaille pas. Donc, le travail s’opposerait à l’oisiveté ( qu’il ne faut pas confondre avec le loisir ), à l’inactivité.
Donc, le travail supposerait le fait d’agir ( désigné par les grecs par le terme “ energeia” )
Mais toute action n’est pas travail : l’enfant qui apprend à lire, l’artiste qui sculpte une oeuvre, le sportif qui s’entraîne, l’homme politique qui prend une décision agissent, ils font quelque chose, mais travaillent-ils ?
Le travail pourrait d’abord être distingué du jeu, qui est aussi une action. Le jeu vise le plaisir, il peut requérir des compétences particulières, mais il n’est pas une activité de travail.
Comment les distinguer ? Quel critère trouver ?
La compétence ? Non, puisque jouer demande des compétences, des savoir-faire, une habileté produite par un apprentissage.
La fatigue ? Non, puisque le sportif qui s’entraîne ou qui participe à une compétition connaît la fatigue, voire l’épuisement quand il va jusqu’au bout de ses forces. Le travail est lié à l’effort et à la peine, et pas seulement à la fatigue, et de toute façon, le sportif joue, comme l’enfant qui peut être fatigué après une journée passée à jouer.
Possibilité de distinguer plaisir et satisfaction. Le plaisir est la finalité du jeu, alors que le travail, qui est en soi pénible peut procurer une satisfaction, comme sa récompense, en quelque sorte ( La satisfaction d’avoir fait du “bel ouvrage”)
Pour qu’il y ait travail, il faut que l’énergie dépensée rencontre une résistance. C’est cette résistance qui rend tout travail pénible, même quand il procure une satisfaction.
Mais pas n’importe quelle forme de résistance. Il y a un domaine où notre activité rencontre des résistances, c’est l’ensemble des apprentissages par lesquels nous devenons progressivement humains.
La nature nous a fait des êtres inachevés, nous devons tout apprendre : à marcher, à parler, à compter, à calculer. Et pour cela, il faut répéter, il faut des exercices et de la discipline. Et dépasser la résistance qu’opposent aux apprentissages la distraction de notre esprit, le manque d’habileté de notre corps.
Mais l’enfant qui apprend le piano et fait ses gammes, le sportif qui répète le même geste pour pouvoir sauter une haie apprennent, ils ne travaillent pas. Ces activités relèvent de ce que les grecs appelaient “praxis”.
La praxis est l’ensemble des activités par lesquelles un être humain se modifie lui-même, forme sa propre humanité.
Pour qu’il y ait travail, il faut que l’activité qui rencontre une résistance donne naissance à une réalité distincte, un produit, quelque chose qui subsiste à l’acte qui l’a produit. Le travail est “poièsis”.
Lorsque le coureur a fini sa course, lorsque l’enfant arrête de jouer, il ne subsiste plus rien de leur activité. Un élève qui a passé beaucoup de temps pour faire une dissertation n’a pas travaillé, parce que son activité ne consiste pas à produire une chose qui dure, son activité n’a été que l’occasion d’exercer ses facultés intellectuelles.
Mais de quoi doit-il y avoir production ? D’une oeuvre ? Non, l’artiste qui produit une statue ne travaille pas, parce que son oeuvre est une fin en elle-même. Alors que les produits du travail ne sont que des moyens pour satisfaire des besoins.
Ce qui veut dire qu’à la différence de l’activité de l’enfant qui joue ou de l’artiste qui produit son oeuvre, et où l’activité est à elle-même sa propre fin, il n’y a de travail que là où l’activité n’est pas à elle-même sa propre fin et là où le produit de l’activité répond à des besoins.
Cependant, il serait possible de formuler des objections :
1) L’animal a des formes d’activité par lesquelles il transforme la nature et produit des réalités grâce auxquelles il satisfait des besoins : l’oiseau qui bâtit son nid, les abeilles qui font une ruche, les castors qui construisent un barrage. Faut-il en conclure que l’animal travaille ?
2) Cela veut-il dire que le travail ne serait que la marque de notre asservissement à la nécessité naturelle qui a mis en nous des besoins ?
3) Si l’on dit qu’il y a travail seulement quand il y a production, cela ne risque-t-il pas de réduire le travail au travail manuel ? Pourquoi ne pas parler de travail intellectuel ?
Nous allons répondre à la seconde objection en répondant à la première:
L’argumentation classique de Marx :
“ Une araignée accomplit des opérations qui ressemblent à celles du tisserand. Une abeille, par la construction de ses cellules de cire, confond plus d’un architecte. Mais ce qui distingue d’abord le plus mauvais architecte et l’abeille la plus habile, c’est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire. A la fin du travail se produit un résultat qui, dès le commencement, existait déjà dans la représentation du travailleur, d’une manière idéale. “
Marx. Le capital. Livre I
Premier critère de distinction : la représentation consciente d’un but à atteindre chez l’homme. Le castor le plus habile, l’araignée la plus experte ne travaillent pas parce qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’ils font et parce que leur comportement est purement instinctuel.
Ce qui le montre le mieux : l’absence de technique chez l’animal.
Un animal peut faire preuve d’une grande ingéniosité : le singe qui pèle un fruit avant de le manger, l’oiseau qui laisse tomber une pierre sur l’oeuf d’un autre oiseau pour en casser la coquille.
Mais même quand il y a ingéniosité, ils ne fabriquent pas d’outil, même quand ils utilisent des moyens, comme un bâton pour atteindre des fruits dans des branches inaccessibles. Ce moyen n’est pas pour eux un outil, parce qu’ils ne le mettent pas de côté pour s’en resservir, en vue d’une éventuelle nouvelle utilisation.
L’argument classique de Maurice Merleau-Ponty :
“ Ce qui définit l’homme n’est pas la capacité de créer une seconde nature, -économique, sociale, culturelle -, au-delà de la nature biologique, c’est plutôt celle de dépasser les structures créées pour en créer d’autres. Et ce mouvement est déjà visible dans chacun des produits particuliers du travail humain. Un nid est un objet qui n’a de sens que par rapport à un comportement possible d’un individu organique et, si le singe cueille une branche pour atteindre un but, c’est qu’il est capable de conférer à un objet de la nature une valeur fonctionnelle. Mais le singe n’arrive guère à construire des instruments qui serviraient seulement à en préparer d’autres, et nous avons vu que, devenue pour lui un bâton, la branche d’arbre est supprimée comme telle, ce qui revient à dire qu’elle n’est jamais possédée comme un instrument dans le sens plein du mot. Dans les deux cas, l’activité animale révèle ses limites : elle se perd dans les transformations réelles qu’elle opère et ne peut les réitérer. Au contraire, pour l’homme, la branche d’arbre devenue bâton restera justement une branche-d’arbre-devenue-bâton, une même “chose” dans deux fonctions différentes, visible “pour lui” sous une pluralité d’aspects. Ce pouvoir de choisir et de varier les points de vue lui permet de créer des instruments, non pas sous la pression d’une situation de fait, mais pour un usage virtuel et en particulier pour en fabriquer d’autres. Le sens du travail humain est donc la reconnaissance, au-delà du milieu actuel, d’un monde de choses visible pour chaque Je sous une pluralité d’aspects, la prise de possession d’un espace et d’un temps indéfinis.”
M. Merleau-Ponty. La structure du comportement.
L’outil est un prolongement de la main dont la fonction est indéterminée : la nature ne lui a pas assigné de fonction particulière, contrairement aux griffes ou aux crocs des animaux, dont ils ne peuvent pas varier l’usage.
La main comme le premier outil, ou comme l’outil à faire tous les outils. Et Aristote avait raison de dire que ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais que c’est parce qu’il est le plus intelligent qu’il a des mains : il y a en l’homme un pouvoir d’invention infini et imprévisible.
C’est donc la présence d’un projet et d’intermédiaires techniques qui font que l’activité par laquelle l’homme transforme son milieu est travail.
Ensuite, la nature des besoins est différente selon que l’on considère le monde humain ou le monde animal.
Les besoins humains ne sont pas des besoins animaux. On parle quelque fois de besoins naturels. Il y a là quelque chose qui risque d’être trompeur. L’on fait souvent comme s’il y avait une première couche de besoins strictement naturels, boire, manger, donnés par la nature, à laquelle se seraient surajoutées des couches successives de besoins produits par la vie sociale.
Il ne s’agit pas de contester l’existence de besoins sociaux, mais de montrer que c’est la notion même de besoins naturels qui est problématique. Même boire et manger sont des besoins humains, d’abord parce que l’homme peut vouloir consommer au-delà de la satiété : il n’a pas seulement faim, il est gourmand. Ce n’est pas manger que veut l’homme, mais bien manger.
Les besoins humains sont mimétiques : j’ai besoin de ce dont l’autre estime avoir besoin.Les appétits des hommes naissent de ceux des autres hommes. Les animaux n’ont besoin de personne pour survivre, mais pas l’homme, dont même les besoins physiques sont fonction de ceux des autres, parce que nous sommes naturellement des êtres sociaux. Les besoins peuvent être commandés par des désirs. Le désir est illimité, guidé par l’imaginaire. Autrement dit, les besoins du corps ne naissent pas dans le corps, ne sont pas animaux.
“ L’homme est un être comme les autres, un être vivant; mais tout en étant comme les autres, il n’est pas seulement comme les autres. Il a des besoins, mais encore il a des désirs, c’est-à-dire, des besoins qu’il a formé lui-même, qui ne sont pas dans sa nature, mais qu’il s’est donnés. L’instinct sexuel se trouve chez lui comme chez tous les animaux; mais il ne se contente pas de la possession du partenaire, il veut encore être aimé par celui-ci. Comme tout organisme, il a besoin de nourriture et ne peut se nourrir que de certaines substances; mais il ne lui suffit pas d’assouvir sa faim, il transforme ce que lui offre la nature. Il lutte avec ses congénères pour son habitat, (...) pour la nourriture; mais ce n’est pas assez d’avoir chassé le concurrent, l’adversaire; il veut le détruire ou le forcer à se soumettre à lui et à reconnaître sa maîtrise et sa domination, à faire à sa place ce que, jusqu’ici, il avait fait lui-même, à transformer ce que la nature présente immédiatement à l’homme, à chercher, produire, préparer la nourriture, la maison, à garder les femmes, à élever les enfants. “
Eric Weil Logique de la philosophie
Donc, l’humanité du besoin entraîne inéluctablement sa socialisation, et en conséquence, celle du travail.
Il y a peut-être quelque chose d’illusoire dans les propos de Rousseau :
“ Tant qu’on ne connaît que le besoin physique, chaque homme se suffit à lui-même ; l’introduction du superflu rend indispensable le partage et la division du travail. “ ( Emile ou de l’éducation )
Illusoire en ceci que c’est faire comme si l’homme n’était pas naturellement un être social et culturel, comme si l’idée d’un homme en dehors de tout cadre culturel était pensable. Comme s’il pouvait y avoir de stricts “besoins physiques”.
La division du travail, même sous une forme rudimentaire est comprise dans l’idée même de travail, puisque travailler, c’est satisfaire des besoins humains, et que les besoins humains sont toujours des besoins sociaux, même ceux que l’on dit à tort “naturels”.
Le travail vise toujours à satisfaire des besoins humains, c’est-à-dire culturels, c’est-à-dire contingents, relatifs aux goûts d’une collectivité humaine à un moment donné.
Raison pour laquelle il est peut-être illusoire de proposer une théorie de la naissance de la cité à partir des besoins, comme le fait Platon dans la République :
“ Ce qui donne naissance à une cité, c’est, je pense, l’impuissance où se trouve chaque homme de se satisfaire à lui-même et le besoin qu’il éprouve d’une multitude de choses. “
Si nous sommes “naturellement” des êtres sociaux, il ne faut pas dire que le travail et la production sont au service de nos besoins, mais que la vie sociale est productrice de besoins. Nous ne choisissons pas plus ce qui doit être produit que nos besoins eux-mêmes. Ce que Marx faisait remarquer :
“ Le consommateur (c’est-à-dire celui qui veut satisfaire ses besoins) n’est pas plus libre que le producteur. son opinion repose sur ses moyens et ses besoins. Les une et les autres sont déterminés par sa situation sociale, laquelle dépend elle-même de l’organisation sociale tout entière. Oui, l’ouvrier qui achète des pommes de terre et la femme entretenue qui achète des dentelles, suivent l’un et l’autre leur opinion respective. Mais la diversité de leurs opinions s’explique par la différence de la position qu’ils occupent dans le monde, laquelle est un produit de l’organisation sociale. Le plus souvent, les besoins naissent directement de la production, ou d’un état de choses basé sur la production. Le commerce de l’univers roule presque entier sur des besoins, non de la consommation individuelle, mais de la production. Ainsi, pour choisir un autre exemple, le besoin que l’on a des notaires ne suppose-t-il pas un droit civil donné, ce qui n’est qu’une expression d’un certain développement de la propriété, c’est-à-dire de la production ? “
La remarque de Marx vaut d’abord pour le monde capitaliste, les sociétés façonnées par le marché, mais cela vaut sans doute pour toute société. Possibilité de dire qu’il y aura historiquement parlant, une socialisation croissante des besoins, une détermination de plus en plus étroite de nos besoins par la production au fur et à mesure que l’on se rapprochera de l’économie de marché. Qu’est-ce que la publicité, sinon des techniques sophistiques visant à susciter des besoins ?
Donc, quand le besoin n’est pas là, les hommes ne manquent de rien. Les peuples primitifs ne manquent pas de l’électricité, de l’automobile, cela n’entre pas dans le système de leur besoin.
C’est pourquoi ils vivent à la fois dans le dénuement et l’abondance : dénuement parce qu’il ont peu de biens à leur disposition, abondance, parce qu’ils ont peu de besoins, mais qu’ils sont tous facilement satisfaits. L’abondance n’est pas dans la quantité des biens, mais dans le rapport des besoins et des biens. Thèse de l’anthropologue Marshall Sahlins.
Toujours le risque d’une croissance illimitée des besoins, qui contraigne des hommes à un travail aliénant, quoique socialement utile, puisque visant à satisfaire des besoins socialement reconnus et définis. Il y a des techniques de persuasion (publicité ) qui visent à faire naître en nous des besoins nouveaux. On les appelle parfois de “faux besoins”.
Mais comment distinguer “vrais” et “faux” besoins ? Impossibilité de prendre la nature pour guide, pour les raisons dites auparavant.
Regarder la finalité de la production des biens visant à satisfaire ces besoins : l’utilité sociale, ou l’obtention d’un accroissement de profit pour ceux qui possèdent les moyens de production ? Il y a un enjeu politique autour de la définition des besoins, pour définir ceux pour lesquels il vaille la peine de travailler. (nous retrouverons cela dans le cours sur les échanges)
Pour la troisième objection :
Faut-il impérativement manipuler de la matière pour être dit travailler ? Non, parce que tout travail manuel, même simple, exige la collaboration de l’esprit. Et ensuite, parce que l’activité intellectuelle de l’ingénieur par exemple donne naissance à la production d’outils qui permettront de travailler, et donc de produire des richesses. L’activité de l’ingénieur est mise au service de besoins sociaux, c’est-à-dire qu’elle est utile.
Donc, trois critères critères paraissent permettre de parler de travail intellectuel : donner naissance à de la technique, être utile, c’est-à-dire avant tout participer à la création de richesses sociales.
Critères retenus par Adam Smith et par Marx pour distinguer travail productif et travail improductif, jugé comme parasitaire. Comme si rien ne méritait le nom de travail à moins d’enrichir le monde.
Tout le monde connaît le fameux texte de Smith des “ Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. “ de 1776 :
“ Il y a une sorte de travail qui ajoute à la valeur de l’objet sur lequel il s’exerce ; il y en a un autre qui n’a pas le même effet. Le premier, produisant une valeur, peut être appelé travail productif ; le dernier, travail non productif.
Ainsi, le travail d’un ouvrier de manufacture ajoute, en général, à la valeur de la matière sur laquelle travaille cet ouvrier, la valeur de sa subsistance et du profit de son maître. Le travail d’un domestique, au contraire, n’ajoute à la valeur de rien. Quoique le premier reçoive des salaires que son maître lui avance, il ne lui coûte, dans le fait, aucune dépense, la valeur de ces salaires se retrouvant en général avec un profit de plus dans l’augmentation de valeur du sujet auquel ce travail a été appliqué. Mais la subsistance consommée par le domestique ne se trouve nulle part.”
A quoi Smith ajoute que le travail du domestique ne se fixe ou ne se réalise sur aucun objet, sur aucune chose qu’on puisse vendre ensuite.
Il y a travail intellectuel lorsque l’activité de pensée, de recherche, participe, de près ou de loin à la production de biens utiles, accroît la richesse.
Donc, la notion de travail intellectuel est légitime, mais toute activité de l’esprit n’est pas alors du travail intellectuel.
La pensée, la réflexion, par laquelle se forme la liberté du jugement, ne produit rien de socialement utile, elle ne crée pas de valeur. Elle s’épuise dans sa manifestation elle-même, elle ne laisse pas de trace durable, on peut la dire inutile.
N’y a-t-il pas là un risque grave, à partir du moment où on valorise le travail productif ? Le risque de condamner l’activité intellectuelle désintéressée, dont on dit qu’elle ne sert à rien ? Condamnation des intellectuels comme étant des parasites, dont on dit justement qu’ils ne “font” rien, qu’ils ne savent que parler.
L’activité intellectuelle de réflexion, par exemple en philosophie, ne se transformerait-elle pas en travail lorsqu’elle serait enseignée, dans le cadre d’une fonction sociale rémunérée, comme celle de professeur ?.
Mais premièrement, ce n’est pas la rémunération qui fait le travail : pendant longtemps, les esclaves, les serfs ou les métayers ne recevaient rien en échange de la peine qu’ils se donnaient sinon leur propre subsistance.
Deuxièmement, ce qui est rémunéré pour le professeur de philo, c’est son temps de travail, c’est-à-dire le temps pendant lequel il assume une fonction sociale définie comme utile : préparer ses élèves à un examen. Mais cela ne change rien à la nature de l’activité de pensée qui se passe dans une classe : elle ne vise pas à enrichir le monde, mais à permettre de penser le monde, ce n’est donc pas du travail intellectuel.
Troisièmement, il y a des activités rémunérées, comme la prostitution, dont on peut se demander si elles sont du travail.
Nous pourrions donc conclure cette première partie dans laquelle nous avons essayé de cerner la nature même du travail au sens anthropologique du terme :
Travailler, ce n’est pas faire n’importe quoi, mais appliquer péniblement son intelligence, sa volonté et ses forces physiques à transformer solidairement la nature - primitivement indisposée à nous servir - par l’intermédiaire d’outils en vue de produire des biens utiles destinés à satisfaire des besoins humains, c’est-à-dire sociaux et culturels, contingents et relatifs.
II) La valeur du travail
Après en avoir cerné la nature, tenter d’en examiner la valeur. Le travail est-il une pure et simple malédiction, une servitude qui pèserait sur les hommes et dont il conviendrait de se libérer ou un processus par lequel l’homme s’humanise ?
Nous avons déjà montré qu’il était propre à l’homme, mais on pourrait maintenant se demander s’il contribue à son humanisation.
Possibilité de voir cette question sous un angle sociologique, c’est-à-dire quelle est la fonction du travail dans la construction même de la civilisation.
Remarque de Freud : “ Etre normal, c’est aimer et travailler. “ Quel est le sens de cette affirmation ?
Pour Freud, l’homme est peut-être naturellement social, mais il est tout aussi naturellement insociable.
Texte de “ Malaise dans la civilisation “ :
“ L’homme n’est point cet être débonnaire, au coeur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage? (...)
Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en oeuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations d’amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d’aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. Elle croit prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le droit d’en user elle-même contre les criminels, mais la loi ne peut atteindre les manifestations les plus prudentes et les plus subtiles de l’agressivité humaine. Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. Mais il serait injuste de reprocher à la civilisation de vouloir exclure de l’activité humaine la lutte et la concurrence. Sans doute sont-elles indispensables, mais rivalité n’est pas nécessairement hostilité; c’est simplement abuser de la première que d’en prendre prétexte pour justifier la seconde. “
Cela voudrait dire que le travail n’aurait comme seule fonction fondamentale que de permettre de créer les conditions d’une pure et simple cohabitation entre les hommes en les domestiquant. Le travail serait socialement et culturellement utile dans la mesure où il détournerait une bonne part de l’agressivité humaine dans une lutte contre les choses, ou dans la rivalité économique, et dans une dépense d’énergie qui ne pourrait plus être utilisée au détriment de notre prochain. Il ne serait qu’une technique de cohésion sociale, de création d’ordre. Mais l’ordre en soi est-il souhaitable pour lui-même ? Il y a de l’ordre en prison, et sous une dictature, ne dit-on pas que l’ ”ordre règne “ ?
Mais guère d’illusions à l’égard de cette efficacité ; voir la restriction que Freud apporte dans son texte. Autre restriction dans texte ci-dessous :
“ Il est encore une autre cause de désillusion. Au cours des dernières générations, l’humanité a fait accomplir des progrès extraordinaires aux sciences physiques et naturelles et à leurs applications techniques; elle a assuré sa domination sur la nature d’une manière jusqu’ici inconcevable. Les caractères de ces progrès sont si connus que l’énumération en est superflue. Or les hommes sont fiers de ces conquêtes, et à bon droit. Ils croient toutefois constater que cette récente maîtrise de l’espace et du temps, cet asservissement des forces de la nature, cette réalisation d’aspirations millénaires, n’ont aucunement élevé la somme de jouissances qu’ils attendent de la vie. Ils n’ont pas le sentiment d’être pour cela devenus plus heureux. On devrait se contenter de conclure que la domination de la nature n’est pas la seule condition du bonheur, pas plus qu’elle n’est le but unique de l’oeuvre civilisatrice, et non que les progrès de la technique soient dénués de valeur pour l’”économie” de notre bonheur. “
L’activité de travail, qui permet de dominer et maîtriser la nature ne nous permet pas d’accèder au bonheur ; les biens matériels sont impuissants à nous dédommager des privations que par ailleurs la culture nous impose.
Donc, un pessimisme anthropologique, qui condamne l’homme à vivre son appartenance à la culture et la civilisation sur le mode de l’insatisfaction, de la frustration et du malheur.
Peut-on s’en tenir à ce pessimisme, qui ne voit dans le travail qu’une pure fonction culturelle dépourvue de toute valeur véritablement formatrice ? Ne faut-il voir dans le travail qu’une sorte de recette sociale plus ou moins efficace pour réprimer des pulsions dangereuses qui seraient en nous, pour empêcher les sociétés de se désagréger sous la pression des conflits humains ?
Le travail serait alors une des conditions de possibilité de la cohabitation des hommes, mais au prix d’un étouffement de l’individualité de l’homme.
“ Dans la glorification du “travail”, dans les infatigables discours sur la “bénédiction du travail”, je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail - on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême.”
Nietzsche. Aurore.
Condamnation de la figure du travailleur au nom d’un autre idéal d’humanité, aristocratique, acceptant le risque. Dénonciation du travail à cause de la médiocrité qu’il engendre, ou le travail comme idéal d’une humanité devenue médiocre, plébéienne.
Mais de nombreux philosophes modernes, de Kant à Hegel a insisté sur le sens anthropologique du travail, c’est-à-dire sur l’importance du travail dans la définition même de l’humanité de l’homme. Il ne suffit plus de dire que l’homme est un animal rationnel, doué du langage, mais qu’il devient humain parce qu’il travaille. Le travail est formateur de l’humanité même de l’homme.
Nous avons dit que l’animal modifiait lui aussi son environnement, mais il ne subit aucun contrecoup de cette modification. Alors que l’homme est profondément transformé par cette activité qu’est le travail, au sens anthropologique du terme.
Le travail est un processus dans lequel on rencontre une résistance, qui contraint notre ingéniosité à se développer, qui nous force à devenir inventeur de techniques, qui nous apprend à différer la satisfaction de nos désirs.
Le travail est formation de l’humanité de l’homme :
“ La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre raison. La nature, en effet, ne fait rien en vain et n’est pas prodigue dans l’usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l’homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c’est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l’homme. L’homme ne doit donc pas être dirigé par l’instinct; ce n’est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte d’aliments, l’invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et à sa défense pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent être entièrement son oeuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si grands d’une existence commençante, que c’est comme si elle voulait que l’homme dût parvenir par son travail à s’élever de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu’il est possible sur terre) au bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être redevable qu’à lui-même; c’est aussi comme si elle tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être. “
Kant. Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. Troisième proposition.
“ Il est de la plus grande importance d’apprendre aux enfants à travailler. L’homme est le seul animal qui soit voué au travail. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est nécessaire à sa conservation. La question de savoir si le Ciel ne se serait pas montré beaucoup plus bienveillant à notre égard, en nous offrant toutes choses déjà préparées, de telle sorte que nous n’aurions pas besoin de travailler, cette question doit certainement être résolue négativement, car il faut à l’homme des occupations, même de celles qui supposent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que, si Adam et Eve étaient restés dans le paradis, ils n’eussent fait autre chose que demeurer assis ensemble, chanter des chants pastoraux et contempler la beauté de la nature. L’oisiveté eût fait leur tourment tout aussi bien que celui des autres hommes. Il faut que l’homme soit occupé de telle sorte que, tout rempli du but qu’il a devant les yeux, il ne se sente pas lui-même, et le meilleur repos pour lui est celui qui suit le travail. On doit donc accoutumer l’enfant à travailler. Et où le penchant au travail peut-il être mieux cultivé que dans l’école ? L’école est une culture forcée. C’est rendre un très mauvais service à l’enfant que de l’accoutumer à tout regarder comme un jeu. Il faut sans doute qu’il ait ses moments de récréation, mais il faut aussi qu’il ait ses moments de travail. S’il n’aperçoit pas d’abord l’utilité de cette contrainte, il la reconnaîtra plus tard. Ce serait en général donner aux enfants des habitudes de curiosité indiscrète que de vouloir toujours répondre à leurs questions : pourquoi cela ? A quoi bon ? L’éducation doit être forcée, mais cela ne veut pas dire qu’elle doive traiter les enfants comme des esclaves. “
KANT Traité de pédagogie.
Mais c’est surtout Hegel qui a insisté sur la fonction du travail dans le processus d’humanisation de l’homme.
“ L’homme et un être doué de conscience et qui pense, c’est-à-dire que, de ce qu’il est, quelle que soit sa façon d’être, il fait un être pour soi. Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme, parce qu’il est esprit, a une double existence ; il existe, d’une part, au même titre que les choses de la nature, mais, d’autre part, il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi.
Cette conscience de soi, l’homme l’acquiert de deux manières : primo, théoriquement, parce qu’il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du coeur humain et d’une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement, aussi bien dans ce qu’il tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de l’extérieur.
Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité.
Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une oeuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité. “
Hegel. Esthétique.
C’est-à-dire que la conscience immédiate de soi n’est pas à la hauteur de notre humanité, elle n’est encore qu’un sentiment de vivre, et non une authentique conscience de soi.
La vraie conscience de soi comme être pensant, nous ne pouvons l’avoir que par l’intermédiaire d’autrui, nous avons conscience d’être humain lorsque nous sommes reconnus tel par d’autres êtres humains. Il y a en nous un besoin qui n’est pas naturel, qui montre notre différence d’avec la nature, c’est le besoin d’être reconnu.
Mais les êtres humains ne peuvent s’élever à la conscience d’eux-mêmes que par une lutte. Cela ne veut pas dire que les êtres humains sont naturellement ennemis, comme le dira Hobbes, mais que s’élever à la conscience de soi, c’est prouver à l’autre et donc à soi-même, qu’on est au-dessus de la vie simplement biologique. On n’accède donc à la conscience de soi qu’en montrant qu’on peut risquer sa vie.
Ce que va montrer la fameuse “ Dialectique du maître et de l’esclave “ :
“ Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la Nature. Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parceque - au prime abord - il était l’esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné brut, l’Esclave est Esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par son travail, il règne - ou, du moins, régnera un jour - en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise “immédiate” du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné; il se dépasse donc, en dépassant ainsi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse - ne travaillant pas - intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. “
A. Kojève. Introduction à la lecture de Hegel.
Faire réference à Engles et à son opuscule sur le rôle du travail dans la transformation du singe en homme.
Le travail a pu être également valorisé dans sa fonction politique : dans le cadre de la pensée politique libérale, en particulier chez John Locke, dans le “ Second Traité du gouvernement civil “ de 1690 : c’est le travail qui fonderait le droit de propriété.
D’où certains ont pu tirer des conséquences idéologiques : cette idée, mal interprétée a servi à justifier le fait de prendre leur terre aux indiens d’Amérique : ils n’étaient pas cultivateurs, ils ne travaillaient pas, donc, n’avaient aucun droit sur les terres sur lesquelles ils vivaient, mais qui ne leur appartenaient pas. Les chasser de leurs terres n’était donc pas du vol.
“ Si la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent à tous, du moins chaque homme détient-il un droit de propriété sur sa propre personne; et sur elle aucun autre que lui n’a de droit. Par suite, son travail personnel et l’oeuvre de ses mains lui appartiennent en propre. Or chaque fois qu’il retire une chose quelconque de l’état où l’a mise et laissée la nature, il mêle à cette chose son travail, il y joint donc un élément personnel : par là il s’en acquiert la propriété. De plus, lorsque des biens ont ainsi été retirés par lui de l’état commun où les avait mis la nature, le travail qui leur a été incorporé supprime désormais le droit commun qu’avaient sur eux les autres hommes. Car ce travail est la propriété indiscutable du travailleur, et personne d’autre que lui n’a le droit d’en récolter les fruits; du moins tant que les autres disposent, en quantités suffisantes, de biens communs de même qualité. “
LOCKE. Du gouvernement civil.
Pour Marx lui-même, le travail est une médiation entre l’homme et la nature dans laquelle l’homme, par son activité, s’approprie la nature et ses éléments.
L’homme à travers le travail, cherche à domestiquer et à dominer la nature. Aux antipodes des conceptions (sociétés primitives, extrème-orient) des rapports homme/nature, caractérisées par une recherche d’harmonie.
Comme animal social, l’homme est d’abord un travailleur, et le travail est une humanisation de la nature et de l’homme lui-même.
Puis : travail libérateur de l’humanité à l’échelle de l’histoire.
Nous questionnerons à la fin du cours cette valorisation moderne du travail.
III) Travail et société
Réfléchir maintenant sur l’invention du travail comme catégorie économique.
C’est au moment où émerge la science économique avec Adam Smith ( 1776 Recherches sur les causes de la richesse des nations ) qu’est défini le travail comme catégorie économique.
D’abord, dénoncer un préjugé :
on pourrait croire que le travail comme activité économique susceptible d’augmenter la richesse sociale, comme le dit Smith, a toujours existé et que toutes les sociétés en ont eu conscience.
C’est faux !
Les sociétés primitives offrent l’exemple de sociétés non struturées par le travail.
On ne peut comprendre les sociétés primitives au moyen de la science économique, si on entend par celle-ci la “science” des comportements rationnels développés par l’homme cherchant à acquérir des biens rares.
Les travaux des ethnologues et anthropologues nous apprenent que les sociétés primitives n’ont même pas de mot pour distinguer les activités productrices des autres activités humaines. Pas de mot pour désigner ce qui est commun par exemple à la pêche, à l’horticulture et l’artisanat.
Dans ces sociétés :
- le temps consacré à l’approvisionnement ou aux activités de reproduction de la force physique est faible, parce que les besoins sont limités. ( revenir sur la référence à Sahlins et la définition de ce qu’est une “société d’abondance” )
Mais en admettant provisoirement cette fonction formatrice et humanisante du travail, il faut faire remarquer qu’il s’agit là du travail au sens anthropologique du terme, mais non au sens économique et social.
Or, cette activité proprement humaine est structurée dans des formes économiques et sociales qui prennent des formes historiques changeantes selon les époques : esclavage dans l’antiquité grecque, servage au moyen-âge, travail salarié avec l’avènement du mode de production capitaliste.
S’arrêter sur la pensée de Marx, parce la représentation qu’il se fait du travail, de sa place dans l’histoire des hommes est riche et complexe.
Le travail socialement organisé est ce qui divise les hommes, ce qui a condamné certains hommes à voir leur travail exploité par d’autres hommes, mais c’est aussi par une réorganisation du travail et des rapports sociaux de production que les hommes pourront se libérer de l’exploitation, et retrouver le vrai sens du travail, celui d’une activité par laquelle les hommes s’émancipent des contingences que la nature leur impose.
Historiquement aliéné, le travail est porteur d’une potentialité libératrice. On retrouve le point de vue dialectique de Hegel.
Dans leur recherche de la domination de la nature, les hommes s’organisent, entrent dans des relations sociales particulières. Cette organisation du travail repose sur la division du travail.
Historiquement, elle fut d’abord technique - chasse, pêche, cueillette -, puis sociale, avec l’apparition lente de la propriété privée.
Puis, elle participe à la désagrégation des premières sociétés, en faisant naître des groupes sociaux, des classes. Le travail est médiation entre l’homme et la nature, mais les hommes se divisent en classes à l’occasion de cet effort pour dominer la nature. Or ces classes sont antagonistes, elles ont des intérêts différents, lorsque des groupes d’hommes commencent à vivre du travail d’autres hommes.
C’est le fameux thème marxiste de l’histoire comme mue par la “lutte des classes” :
“L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en une constante opposition; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt cachée, tantôt ouverte, une guerre qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine commune des classes en lutte.
Aux époques historiques anciennes, nous trouvons presque partout une organisation complète de la société en ordres distincts, une hiérarchie variée de positions sociales. Dans la Rome antique, nous avons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au Moyen-âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de guilde, des compagnons, des serfs; et, dans presque chacune de ces classes, de nouvelles divisions hiérarchiques.
La société bourgeoise moderne, qui est issue des ruines de la société féodale, n’a pas surmonté les antagonismes de classes. Elle a seulement mis en place des classes nouvelles, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à la place des anciennes.
Toutefois, notre époque - l’époque de la bourgeoisie - se distingue des autres par un trait particulier : elle a simplifié les antagonismes de classes. De plus en plus, la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat.
Les citoyens hors barrière des premières villes sont issus des serfs du Moyen-âge; c’est parmi eux que se sont formés les premiers éléments de la bourgeoisie.
La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, les échanges avec les colonies, l’accroissement des moyens d’échange et des marchandises en général donnèrent au commerce, à la navigation, à l’industrie un essor inconnu jusqu’alors; du même coup, ils hâtèrent le développement de l’élément révolutionnaire au sein d’une société féodale en décomposition.
L’ancien mode de production, féodal ou corporatif, ne suffisait plus aux besoins qui augmentaient en même temps que les nouveaux marchés. La manufacture vint le remplacer. Les maîtres des jurandes furent expulsés par les petits industriels; la division du travail entre les différentes corporations disparut devant la division du travail au sein même des ateliers.
Cependant, les marchés ne cessaient de s’étendre, les marchés de s’accroître. La manufacture devint bientôt insuffisante, elle aussi. Alors la vapeur et les machines vinrent révolutionner la production industrielle. La manufacture dut céder la place à la grande industrie moderne et les petits industriels se trouvèrent détrônés par les millionnaires de l’industrie, chefs d’armées industrielles : les bourgeois modernes.
La grande industrie a fait naître le marché mondial, que la découverte de l’Amérique avait préparé. Le marché mondial a donné une impulsion énorme au commerce, à la navigation, aux voies de communication. En retour, ce développement a entraîné l’essor de l’industrie. A mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer prirent de l’extension, la bourgeoisie s’épanouissait, multipliant ses capitaux et refoulant à l’arrière-plan toutes les classes léguées par le Moyen-âge.
Nous voyons donc que la bourgeoisie moderne est elle-même le produit d’un long processus de développement, de toute une série de révolutions survenues dans le mode de production et d’échange.
Chaque étape de l’évolution parcourue par la bourgeoisie était accompagnée d’un progrès politique correspondant. Classe opprimée sous la domination des seigneurs féodaux, association énormes s’administrant elle-même dans la commune; là, république urbaine autonome, ici tiers-état taillable de la monarchie; puis, à l’époque de la manufacture, contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, soutien principal des grandes monarchies en général, la bourgeoisie a réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif dans l’Etat représentatif moderne : la grande industrie et le marché mondial lui avaient frayé le chemin. Le pouvoir d’Etat moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la bourgeoisie.
La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle est parvenue à dominer, elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores de la féodalité qui attachaient l’homme à son supérieur naturel, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, l’inéxorable “paiement comptant”. Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans l’eau glacée du calcul égoïste. Elle a dissous la dignité de la personne dans la valeur d’échange, et aux innombrables franchises garanties et bien acquises, elle a substitué une liberté unique et sans vergogne : le libre-échange. En un mot, à la place de l’exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis l’exploitation ouverte éhontée, directe, dans toute sa sécheresse.
La bourgeoisie a dépouillé de leur sainte auréole toutes les activités jusqu’alors vénérables et considérées avec un pieux respect. Elle a changé en salariés à ses gages le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l’homme de science.
Aux relations familiales, elle a arraché leur voile de sentimentalité; elle les a réduites à un simple rapport d’argent. “
Le sociologue Durkheim voyait des avantages dans le développement de la division sociale du travail : elle permettrait le développement de la personnalité ; en se spécialisant, chacun deviendrait davantage l’auteur de sa propre conduite, se différencierait de plus en plus de son milieu.
Mais cette thèse convient-elle pour décrire les formes modernes de la division du travail au sein du mode de production capitaliste ?
Pour Marx, le capitalisme moderne se distingue par la mise en oeuvre d’un travail parcellarisé, un “travail en miettes”.
Le travail en miettes a commencé dans les manufactures et a trouvé son achèvement dans la fabrique ou l’usine moderne.
L’artisan, lui, parcourait toute la série des opérations nécessaires à la fabrication d’un produit, il se reconnaissait dans ses oeuvres qu’il concevait lui-même, il était propriétaire de l’objet fabriqué.
L’ouvrier, réuni à un grand nombre d’autres ouvriers, dans la manufacture moderne n’execute plus qu’une seule opération simple, pour la production en grand nombre d’un même objet, ce qui permet d’accroître l’efficacité du travail ouvrier.
Plus les opérations sont simples, moins l’ouvrier met de temps pour les accomplir. La simplification à l’extrème, avec le taylorisme, permet d’accroître la productivité du travail. La productivité du travail permet l’augmentation de la plus-value, c’est-à-dire du profit.
Le capitalisme moderne crée une sorte de travailleur collectif qui ressemble à une sorte de machine humaine dans laquelle chaque ouvrier devient un organe agissant avec la régularité d’une pièce de machine.
Avec l’apparition du machinisme l’ouvrier ne domine plus l’outil, mais devient le prolongement de la machine, obligé qu’il est de se soumettre au rythme que cette dernière lui impose.
L’habileté manuelle, caractéristique de la période de l’artisanat pré-capitaliste et de la manufacture, disparaît. La force de travail se dévalorise, et les ouvriers deviennent interchangeables.
Cette parcellarisation des tâches provoque la dégradation de l’ouvrier en tant qu’homme. Marx fait remarquer que la manufacture estropie le travailleur, elle fait de lui quelque chose de monstrueux en activant le développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant un monde de dispositions qui sont en lui, et qui seront sacrifiées à la productivité du travail.
Il y a chez le travailleur divorce entre le corps et l’esprit, parce que les savoirs scientifiques et techniques nécessaires au processus de production sont étrangers à l’ouvrier qui ne les contrôle plus. Ce sont d’autres hommes qui les possèdent : les ingénieurs, les techniciens. Mais même au sein du “travail intellectuel”, on retrouve la même parcellarisation du travail et des tâches.
Si Marx parle d’aliénation du travail, c’est pour montrer que l’ouvrier producteur est séparé. Regarder l’étymologie : “alienare” veut dire “rendre étranger” ou encore “céder à autrui”. De quelqu’un qui est fou, on dira qu’il est aliéné, c’est-à-dire dépossédé de lui-même.
Par rapport aux formes précédentes d’organisation du travail, dans lesquelles il y avait des artisans, le travailleur moderne est :
- séparé des connaissances, des savoir-faire longuement appris que possédaient les artisans du passé, et qui maintenant sont le monopole des travailleurs intellectuels.
- séparé de son patron parce qu’il a par rapport à lui des intérêts antagonistes, et qu’il ne l’a parfois même jamais vu.
- séparé du consommateur à qui son travail s’adresse,
- séparé de ce qu’il produit, parce qu’il ne décide pas de ce qu’il va produire, qu’il ne participe qu’à la production d’une infime partie de ce qu’il produit et enfin parce qu’il ne sera pas propriétaire de ce qu’il a produit.
Insister sur la valeur de cette analyse de l’aliénation, alors même que nous sommes entrés dans des sociétés post-fordistes.
La subordination du travailleur salarié se voit dans la définition juridique du contrat de travail :
“ La convention par laquelle une personne s’engage à mettre son activité à la disposition d’une autre, sous la subordination de laquelle elle se place, moyennant rémunération “.
Le travailleur salarié se place sous l’autorité de l’employeur
- qui lui donne des ordres concernant l’exécution du travail
- en contrôle l’accomplissement
- en vérifie le résultat.
La subordination n’est pas personnelle mais juridique, mais elle est néanmoins totale. Elle implique que le salarié
- fasse ce qui lui est demandé
- de la manière qui lui est demandée
- le plus souvent selon une organisation qui lui est imposée.
Renoncement du salarié à sa volonté autonome et soumission à celle de l’employeur…
L’ouvrier, dépossédé de tout moyen de production, n’a que la solution de vendre sa force de travail sur le marché du travail. On est entré dans le temps du travail “abstrait”.
Le travail abstrait, c’est la capacité à produire, mesurable, quantifiable, détachable de la personne qui la fournit, susceptible d’être acheté et vendu sur le marché du travail, c’est le travail monnayable ou travail-marchandise.
Cela vaut également pour le travailleur intellectuel, ingénieur, technicien, qui ne choisit pas les objets que son activité de recherche ou d’élaboration va contribuer à produire.
Ce qui permet de dire que l’exploitation n’est pas la même chose que la servitude du domestique : c’est la totalité de son temps que le domestique d’ancien régime cédait à son maître, il pouvait se faire appeler à n’importe quel moment. Il vivait sous le toit de son maître. C’était une sorte d’esclavage librement consenti. Le domestique cédait la totalité de sa personne.
Raison pour laquelle certains révolutionnaires et philosophes pensaient qu’il fallait refuser la citoyenneté aux domestiques : quelqu’un qui accepte la servitude n’est pas digne d’avoir des droits.
L’exploitation n’est plus que l’utilisation de la force de travail de l’ouvrier pendant un certain temps, défini par un contrat.
Mais rien ne dit que l’on ne puisse pas voir réapparaître cette forme ancienne de servitude : lorsqu’on demande aujourd’hui à un travailleur, par exemple dans le domaine des services, non seulement de céder sa force de travail, mais de “se vendre”, qu’on exige de lui une certaine attitude, de sourire forcé, comme à Dysneyland où vous vous engagez par contrat à sourire tout au long de la journée de travail : manifester sa fatigue par une attitude de lassitude peut être un motif de renvoi.. Quand on demande au cadre de faire “corps avec son entreprise”, d’incarner, même dans sa vie privée, l’image de son entreprise. Vendre sa personne, n’est-ce pas l’essence même de la prostitution ?
D’autre part, l’apparition du travail abstrait va de pair avec le développement du machinisme. Pourquoi cette extraordinaire inventivité technique depuis la première révolution industrielle ? Par goût du changement, du progrès ? N’est-ce pas là de l’idéologie à l’état pur ?
Marx répondra que la mécanisation du travail n’est que le moyen pour accroître la plus-value en réduisant le coup de la force de travail. La tendance profonde est alors de remplacer la force de travail humaine par l’activité des machines, dans des révolutions industrielles successives.
La première révolution industrielle, Marx la voit non dans l’invention de la machine à vapeur, mais dans celle de la machine-outil, c’est-à-dire le maniement d’un outil par un mécanisme et non plus par la main humaine. Que le mécanisme soit mû par une énergie naturelle comme l’eau, ou animale, ou artificielle comme la vapeur importe peu .
La seconde correspond à la maîtrise de l’électricité, qui permettra l’automatisation. La troisième, que Marx n’a pas connue, c’est la révolution informationnelle, où c’est l’activité “intelligente” des machines qui remplace l’activité de l’homme ( donner des exemples )
La grande tendance serait dans le remplacement du travail vivant ( c’est-à-dire où c’est l’activité directe des hommes qui joue ) par du travail mort ( c’est-à-dire par l’activité de machines ).
D’où le phénomène moderne de la “disparition du travail”. Il y a trop d’hommes pour la quantité de travail vivant productif qui peut être offerte. D’où la tendance à briser les cadres juridiques qui garantissaient les conditions de travail : flexibilité. Remplacement du métier par l’”emploi”, c’est-à-dire n’importe quelle activité sociale, pourvu qu’elle soit rémunérée.
Ambiguïté du phénomène : le remplacement du travail vivant par du travail mort peut provoquer ou une croissance du chômage, ou la possibilité d’une vie consacrée à d’autres activités que le travail.
Dans le premier cas, le progrès des techniques dans une société dominée par des rapports marchands et par l’idéologie du travail produirait une humanité condamnée à l’inactivité.
Remarque d’Arendt :
“ C’est une société de travailleurs qu’on va délivrer des chaînes du travail et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. “
Remarque fondamentale qu’on retrouvera et qu’on développera : il y a des activités plus hautes , c’est-à-dire plus dignes de l’homme, et que notre monde technicien, hanté par la domination de la nature et la consommation des biens marchands a oublié.
Dans l’autre cas, ce serait par le travail que les hommes se libéreraient progressivement du travail en réduisant de plus en plus le temps passé à travailler.
Cette libération, nous en avons les moyens techniques, mais pas les conditions sociales et politiques. Il faudrait pour cela un bouleversement radical des rapports sociaux et des rapports de production.N’est-ce pas une espérance légitime que celle de vouloir non seulement avoir des conditions de travail qui ne portent pas atteinte à la dignité humaine, mais de vouloir se libérer du travail en tant que tel, c’est-à-dire ne plus vouloir faire du travail l’activité sociale centrale ?
L’aspiration à réduire la durée du temps passée à travailler, c’est-à-dire à participer à la création sociale de richesses est aussi ancienne que le monde industriel lui-même.
En 1833, un ouvrier tailleur, membre de la société des droits de l’homme, élabore un projet d’association où il est proclamé :
“ Il faut que nous puissions arriver progressivement à ne plus travailler que pendant dix heures au plus. Bien des gens se récrieront et trouveront notre demande exorbitante.”
Cette demande a deux sources :
D’abord la réaction à des durées de travail quotidiennes insupportables, pouvant atteindre quatorze ou seize heures.
Ensuite, la tradition utopique en philosophie politique, pour laquelle le travail nécessaire ne devait occuper qu’une place mineure dans une société humaine.
Dans l’ “ Utopie” écrite en 1516 par Thomas More, qui fut chancelier d’Angleterre, six heures par jour de travail suffisent.
Dans une autre utopie politique, la “ Cité du soleil “, écrite par le moine franciscain Campanella en 1602, les hommes et les femmes travaillent quatre heures.
Cette tradition se prolonge avec Paul Lafargue, gendre de Marx, et auteur et 1880 d’un petit ouvrage intitulé “ Le droit à la paresse “.
Lafargue exhorte la classe ouvrière à se lever
“ non pour réclamer le droit au travail qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour. “
Dans les années soixante-dix, des syndicalistes et intellectuels français publient un ouvrage intitulé “ Travailler deux heures par jour. “ On peut y parvenir, pensent-ils, en réduisant la production, en augmentant la productivité du travail, en augmentant la population active. ( Mais réduire la production impliquerait que nous nous désaliénons des besoins que la société marchande a fait naître en nous et qui finissent par nous paraître naturels. )
Slogan de mai 68 : dénoncer le cycle métro-boulot-dodo.
Mais que faire de ce temps libéré du travail ? Le consacrer aux loisirs ?
Encore faudrait-il s’entendre sur cette notion de loisirs comme alternative au travail : au sens moderne de loisirs, ou au sens ancien de scholê ? Qu’est-ce que sont les loisirs au sens moderne ? Ce que nous appelons les “loisirs” dans une société de travail ne sont-ils pas aussi aliénant que l’emploi, lorsqu’il n’est plus qu’un moyen de “gagner sa vie” ?
Les loisirs ne sont-ils pas seulement le temps pendant lequel nous reconstituons notre force de travail, afin de pouvoir recommencer à travailler ? D’abord en nous reposant, ensuite parce que nous y oublions provisoirement la contrainte du travail, de façon à pouvoir recommencer à la supporter ?
Ce qui montrerait que les loisirs ne sont pas une fin en soi, mais seulement un moyen mis au service du travail productif.
Ensuite, les activités de loisirs ne sont-ils pas copiés sur les activités marchandes qui commandent le monde du travail : nous sommes consommateurs de loisirs, il y a une industrie des loisirs.
“ Le temps est une denrée rare, précieuse, soumise aux lois de la valeur d’échange. Ceci est clair pour le temps de travail, puisqu’il est vendu et acheté. Mais de plus en plus le temps libre lui-même doit être, pour être “consommé”, directement ou indirectement, acheté. (...)
Cette loi du temps comme valeur d’échange et comme force productive ne s’arrête pas au seuil du loisir, comme si miraculeusement celui-ci échappait à toutes les contraintes qui règlent le temps de travail. Les lois du système de production ne prennent pas de vacances. Elles reproduisent continuellement et partout, sur les routes, sur les plages, dans les clubs, le temps comme force productrice. L’apparent dédoublement en temps de travail et temps de loisir - ce dernier inaugurant la sphère transcendante de la liberté - est un mythe. (...)
Le repos, la détente, l’évasion, la distraction sont peut-être des “besoins” : mais ils ne définissent pas en eux-mêmes l’exigence propre du loisir, qui est la consommation du temps. Le temps libre, c’est peut-être toute l’activité ludique dont on le remplit, mais c’est d’abord la liberté de perdre son temps, de le “tuer” éventuellement, de le dépenser en pure perte. (C’est pourquoi dire que le loisir est “aliéné” parcequ’il n’est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail - est insuffisant. L’”aliénation” du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à l’impossibilité même de perdre son temps).
Partout ainsi, et en dépit de la fiction de liberté dans le loisir, il y a impossibilité logique du temps “libre”, il ne peut y avoir que du temps contraint. Le temps de la consommation est celui de la production. Il l’est dans la mesure où il n’est jamais qu’une parenthèse “évasive” dans le cycle de la production. Mais encore une fois, cette complémentarité fonctionnelle (diversement partagée selon les classes sociales) n’est pas sa détermination essentielle. Le loisir est contraint dans la mesure où derrière sa gratuité apparente il reproduit fidèlement toutes les contraintes mentales et pratiques qui sont celles du temps productif et de la quotidienneté asservie. “
J. BAUDRILLARD. La société de consommation.
C’est le problème posé par Arendt : celui de la difficulté à réinventer des activités non soumises à la logique du travail productif. A quoi consacrer ce temps libéré : à la culture personnelle, à la vie de famille, à la sphère privée de l’existence, à de nouvelles formes d’activité publiques ?
Marx considérait dans certains de ses textes que le temps libéré devait permettre l’embellissement de la vie des hommes considérés en tant que travailleurs. ( donc toujours dans le cadre d’une logique du travail )
Dans d’autres textes, il affirmait que le temps libre pouvait être mis au service d’activités permettant l’épanouissement individuel en dehors de tout souci de reproduction des rapports de production.
IV) Dépassement du travail et hiérarchie des activités humaines.
Cela nous fait déboucher sur un authentique problème philosophique, posé par les philosophes grecs, comme Socrate : “ Comment dois-je vivre? “ Est-il possible de hiérarchiser les formes de vie ? Y a-t-il des formes de vie et d’activités plus dignes de l’homme que d’autres ?
Nous allons aborder ce dernier problème en examinant le point de vue antique sur la valeur du travail. C’est une condamnation sans appel, qui se traduit par une justification de l’esclavage. Cicéron disait : “ Rien de noble n’est jamais sorti de l’échoppe d’un artisan. “ Quant à Aristote, dans sa “ Politique”, il justifie l’institution qui choque le plus notre sensibilité moderne : l’esclavage, qui considère l’esclave comme une chose, et non comme une personne.
S’agit-il d’un pur et simple préjugé antique, reflet de la position sociale de penseurs souvent d’origine aristocratique, comme l’affirment souvent les marxistes, ou au alors peut-on trouver des raisons philosophiquement fondées à cette condamnation du travail et à cette justification de l’esclavage ?
Nous allons examiner cet apparent scandale qu’est l’attitude des anciens, pour en chercher les raisons philosophiques.
Aristote, dans sa “ Politique “ mettait le travail des artisans au plus bas des activités dans la cité, c’était l’activité où “ le corps humain était le plus déformé. “
D’une façon générale, mépris du travail, accompagné d’une justification de l’esclavage.
Dans le Livre I de la Politique, Aristote examine les auteurs qui disent que l’esclavage est contre nature et que c’est seulement par convention que certains sont esclaves et d’autres libres.
Mais il conteste ce point de vue,
- d’abord en disant de l’esclave qu’il fait partie des instruments nécessaires ( comme n’importe quel outil ) pour assurer la vie.
- ensuite, qu’il y a des êtres qui sont par nature esclaves, parce que chez eux, la partie la plus basse de leur être (les désirs et les besoins) commande à la partie la plus haute, l’âme.
D’où la conclusion : “l’usage que nous faisons des esclaves ne s’écarte que peu de l’usage que nous faisons des animaux : le secours que nous attendons de la force corporelle pour la satisfaction de nos besoins indispensables, provient indifféremment des uns et des autres, aussi bien des esclaves que des animaux domestiques. “
N’est-ce pas là le comble du préjugé ?
Notre sensibilité moderne répondra oui, et dira que les hommes de l’Antiquité méprisaient le travail parce qu’il était assuré par des esclaves (qui étaient souvent des prisonniers de guerre ).
Et on ajoutera que l’esclavage était un moyen pratique pour se procurer de la main-d’oeuvre à bon marché.
Mais ce n’est peut-être que la projection sur le monde antique d’un point de vue moderne.
Une philosophe moderne avance :
Les Anciens faisaient le raisonnement inverse de nous : ils jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoient aux besoins de la vie. C’est la nécessité naturelle qui nous impose des besoins, et celui qui travaille pour satisfaire ces besoins est voué à la nécessité naturelle.
Travailler est en soi une activité servile, et voilà pourquoi celui qui veut se libérer de la nécessité naturelle ne peut le faire qu’en soumettant d’autres hommes et en les condamnant au travail.
Pourtant, on a vu que les besoins humains n’étaient jamais seulement des besoins naturels. Cela invalide-t-il le raisonnement d’Aristote?
Non, parce que, à la limite, quelle que soit l’étendue de nos besoins, nous travaillons pour satisfaire des besoins en produisant des biens qui sont condamnés à ne pas durer, à être détruits par la consommation. Il y a un cercle perpétuel production-consommation, qui est insignifiant, parce que condamné à être indéfiniment repris. ( il n’y a qu’à voir comme les sociétés marchandes contemporaines accélèrent la vitesse d’obsolescence des produits)
L’activité de travail ne laisse aucune trace durable, vraiment humaine. Seules l’action et l’oeuvre sont dignes de l’homme.
L’oeuvre, c’est essentiellement l’oeuvre d’art, qui est produite non pas pour être détruite, mais pour être contemplée et donner du plaisir esthétique aux hommes, pour créer un “monde” dans lequel les hommes puissent s’assembler pour parler, échanger.
L’action, c’est l’action politique de l’homme d’Etat, les conduites glorieuses, dignes d’éclat qui resteront dans la mémoire des hommes, c’est la parole de ceux qui délibèrent sur l’agora, la place publique.
Seules ces activités sont dignes des hommes, alors que le travail ne peut être qu’insignifiant, parce que provenant du renouvellement monotone des besoins.
Nous, qui sommes des modernes, considérons que le travail est une activité sociale, une activité qui nous socialise, alors que pour les grecs, c’était une activité qui relevait du domaine privé.
Le mot même d’économie vient d’une racine “oikos”, qui veut dire la maison. Pour les grecs, la vie économique relevait du privé au sens de ce qu’il fallait cacher, parce que ce n’est pas digne de l’homme : satisfaire ses besoins.
Privé également au sens de “dépourvu” de dimension publique. La dimension publique de l’existence, c’est la vie politique, celle où l’homme délibère, dialogue avec d’autres hommes libres.
Si la nature nous a donné la parole, dit Aristote, c’est afin de faire de nous des êtres politiques. (Voila pourquoi les grecs appelaient les Perses des Barbares : non pas par “racisme”, qui est une idée moderne, mais parce qu’ils ignoraient la vie politique).Nous pourrions satisfaire nos besoins même si nous étions privés de la parole, comme les animaux.
Nous, nous avons inversé le jugement de valeur des anciens sur les rapports du public et du privé : nous valorisons le privé, parce que c’est pour nous le lieu où notre vie intérieure, intime peuvent se développer ; c’est également ce que nous estimons devoir être protégé contre les intrusions des pouvoirs publics. L’idée moderne des limites du pouvoir de l’Etat. (développer )
Alors que pour les grecs, “privé” est perçu au sens privatif du terme. Il y a là l’idée d’une hiérarchie des activités humaines : la parole, la création, et tout en bas, le travail, qui n’est pas digne de l’homme.
Le domaine du privé est lié à la nécessité, le domaine du public, c’est-à-dire politique, est le domaine de la liberté, pour les grecs.
Bref, le travail est insignifiant parce qu’il est lié à la subsistance de l’individu et à la survie de l’espèce, il ne peut nous faire déboucher sur aucune authentique socialité ni sur la liberté.
Nous avons beaucoup plus de besoins que les grecs de l’antiquité, mais ne sommes-nous pas condamnés à ce processus insensé parce que répétitif : produire de plus en plus pour consommer de plus en plus de façon à devoir produire encore plus etc, dans un cycle sans fin ? Nous vivrions dans des sociétés de masse, condamnées à se reproduire sans fin. Rapprochement avec de pures et simples sociétés animales, se reproduisant sans fin, mais en ne visant plus aucune fin (au sens de finalité).
Bref, le point de vue paradoxal des grecs nous met devant des choix : peut-on s’émanciper, c’est-à-dire devenir humain, dans le travail, ou ne peut-on devenir humain qu’en dépassant le travail , et en nous consacrant à des activités réellement signifiantes ?
Nous avons aujourd’hui les moyens techniques de ne plus travailler ( Aristote d’ailleurs disait : le jour où les navettes fonctionneront toutes seules, nous n’aurons plus besoin d’esclaves ) et nous pouvons nous passer d’esclaves parce que nous avons des machines, mais ne sommes-nous pas les esclaves modernes de nos besoins, en nombre toujours croissant ? N’incarnons-nous pas une humanité affairée, peuplée de “négotiants” (ne pas oublier l’etymologie du mot, qui veut dire “privé d’otium”, c’est-à-dire de loisir)
Peut-être qu’ il ne nous reste plus qu’à inventer un monde où ne plus travailler ne signifie plus, comme aujourd’hui, être condamné à la misère et à la pauvreté, et où la politique ne soit plus, comme aujourd’hui, une simple gestion des affaires économiques, mais retrouve son vrai sens de débat public entre hommes libres,
mercredi 10 mars 2010
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