mercredi 10 mars 2010

L'art

Le mot art est ambigü et a des usages très différents :
on parle d’ouvrages d’art pour désigner des immeubles, des ponts et autres bâtiments.
mais on parlera aussi de l’art d’être grand-père ou de l’art culinaire, ou encore de l’art de bien penser.
Pour comprendre cette diversité de sens, remonter à l’étymologie.
Le mort art vient du latin “ars” qui peut vouloir dire, selon les contextes “ manière d’être “, “façon d’agir “, “talent “, “ métier”, “savoir-faire”, “métier” ou “ profession”.
Derrière tous ces sens, il y a l’idée d’une activité humaine visant à produire un certain ordre et une certaine harmonie là où elle s’exerce. Idée également que cette activité ordonnatrice ne s’exerce pas au petit bonheur, mais avec compétence et maîtrise.
Le mot latin ars hérite des sens du mot grec technê, qui a donné le mot français technique.
Pour comprendre le sens de technê, partir de la différence posée par Aristote entre nature et technê :
La technê est un savoir-faire consistant à faire venir quelque chose à l’existence par l’intermédiaire d’une action humaine, alors que les réalités naturelles adviennent à partir d’elles-mêmes : une plante engendre une plante, un animal un autre animal, mais le lit est fabriqué par le menuisier à partir du bois.
En français, c’est à partir du XVIII° siècle que l’on commence à distinguer l’art de l’artiste, créateur original, dont le génie de saurait s’enseigner, au modeste artisan dont le savoir-faire technique peut être transmis par l’enseignement.
Ce qui donnera la distinction entre les “ beaux-arts” comme la peinture, la musique ou la sculpture, et les “ arts et métiers “ dont relève par exemple l’activité de l’ingénieur ou de l’artisan.
Aujourd’hui, le mot art désigne avant tout les beaux-arts et c’est là-dessus que nous réfléchirons.
Le domaine de la technique est facile à définir, on l’a fait dans le cours précédent, mais comment maintenant définir celui de l’art.
En effet, qu’y a-t-il de commun entre un poème, une sculpture, un tableau, une oeuvre musicale, un film ( Walter Benjamin disait que le cinéma “ ouvrait à la création un champ d’action immense et insoupçonné “ ) ou pourquoi pas une bande dessinée ou une affiche ? ( problème de savoir si le domaine de l’art est ouvert ou fermé)
En première approximation, possibilité de dire qu’il y a art là où il y a création d’une oeuvre belle. C’est-à-dire ? Parler d’oeuvre signifie qu’elle ne vise pas à remplir une fonction utilitaire, à la différence de l’objet technique. ( Théophile Gautier : dès qu’une chose devient utile, elle cesse d’être belle - mais affirmation problèmatique dans la mesure où existe aussi le design, expliquer)
L’oeuvre d’art vise à être contemplée d’une façon désintéressée de façon à procurer un certain type de plaisir que l’on appelle esthétique. ce qu’il va falloir expliquer. Le beau étant de son côté ce qui procure ce plaisir désintéressé dont il faudra expliquer la nature.
Dans un premier temps, dire que l’inutilité et la gratuité de l’art sont ce qui en font la valeur et la spécificité.
Problèmes :
- quelle est la nature du plaisir provoqué par l’oeuvre d’art ?
- comment est-il possible de définir la notion de beauté ? ( est-il possible d’en donner une définition objective et universelle ou est-elle affaire de jugement subjectif seulement ? )

D’abord la nature du plaisir :
Le plaisir procuré par l’oeuvre d’art passe par les sens, c’est pourquoi on l’appelle esthétique. Le mot esthétique vient du grec aisthésis qui veut dire sensation. Notre rapport à l’art passe par la vue, l’ouïe mais peut-être pas par l’odorat ou le toucher ( problème de la hiérarchie des sens )
Mais dans ce cas-là, qu’est-ce qui distingue plaisir donné par le repas préparé par un grand cuisinier et celui procuré par l’audition d’une musique ? Tous deux passent par le sens !
Kant résoud le problème en distinguant entre “ art d’agrément “ et “ art esthétique “. Le premier procure un plaisir de sensation, dont on jouit dans la sensation, et il est intéressé. C’est un plaisir sensible ou sensuel. Alors que le plaisir esthétique passe par les sens ( c’est la mélodie qui plaît ou encore les couleurs et formes sur le tableau ) mais il est désintéressé, c’est-à-dire qu’il ne vise pas l’usage ou la consommation, et le fait qu’il passe par les sens n’implique pas qu’il ne soit qu’un plaisir des sens. Il peut être intellectuel.
Kant disait que le “ goût reste barbare tant qu’il requiert pour se satisfaire le mélange des attraits et des émotions “. Et Hegel distingue le plaisir esthétique qui a laissé intact l’objet qui a causé ce plaisir et celui que procure la consommation de l’objet désiré.
Le plaisir esthétique est celui qui est procuré par la beauté de l’oeuvre. Il faut alors définir cette notion.
Le plus simple serait de commencer en distinguant le beau et l’utile.
Est utile tout ce qui satisfait directement ou indirectement un besoin et le terme utile s’applique aux objets qui permettent cette satisfaction, comme les outils, les objets techniques.
La chose belle ne satisfait aucun besoin ou appétit, cependant, il y a des cas où une chose peut être à la fois belle et utile, c’est pourquoi Kant distingue deux formes de beauté, la beauté libre et la beauté adhérente.
La beauté adhérente est celle que peut présenter la carosserie d’une voiture, la forme d’un pont ou celle d’un immeuble, qui peut plaire indépendemment de l’utilité de l’objet. Tendance du design de donner des formes belles aux objets utilitaires.
La beauté libre, elle, est indépendante de toute utilité, elle est gratuite. Mais ça ne définit toujours pas la notion de beauté elle-même.
Possibilité de se demander si la beauté est une propriété objective de certains produits de l’activité humaine, ou si elle est l’objet d’un jugement, qu’on appelle en philosophie “ jugement de goût “.
La tradition antique a cru que la beauté relevait de certaines qualités relevant de la perfection géométrique. Une belle statue par exemple, devrait présenter une forme idéale, déterminée par des qualités géométriques très précises : symétrie, droiture des lignes, harmonie, proportion des différentes parties.
D’une façon plus complète :

On pourrait retenir sept critères essentiels :

1) l’intégrité et la totalité.

une chose belle doit tout d’abord être entière, cad que rien ne doit lui faire défaut. Est beau ce à quoi il ne manque rien, ce qui correspond complètement à ce qu’il doit être. Seul peut être tenu pour beau ce qui est parfait au sens de fini, achevé, terminé, totalement réalisé. Inversement, sera considéré comme laid ce qui est inachevé, incomplet. Donc se trouvent condamné le fragment, l’esquisse, l’ébauche, l’oeuvre ou la chose qui ne sont pas parvenues à leur terme.

2) l’ordre et l’harmonie.

la beauté, disait Plotin (205-270), réside dans l’accord et la proportion des parties entre elles et avec le tout. Harmonie comme unité d’une multiplicité , cad un genre particulier d’ordre consistant en ce que les différentes parties d’un être ne s’opposent pas, mais au contraire concourent à un même effet d’ensemble. Pour Pythagore, le cosmos est sous-tendu par des proportions géométriques. Sera alors considéré comme laid ce qui ne présente ni ordre ni proportion, le disproportionné. (rappel de la grande baigneuse de Picasso au fond du musée de l’orangerie) Le laid sera tout ce qui n’occupe pas sa place dans un ensemble, le désordre, ce qui est disloqué, démembré. (rappeler l’idée de cosmos ou d’ordre du monde dans le cours consacré au droit et à la notion de droit naturel antique : l’esclave qui prétendrait gouverner serait laid parce qu’il ne serait pas à sa place)

3) la simplicité et l’unité.

l’idéal antique du beau s’oppose à la complexité ou à la complication jugée inutiles. La manifestation de l’unité dans la simplicité exclut la parure et l’ornementation. Idée que l’on retrouvera encore au 17° siècle chez Boileau, dans son Art poétique, avec les critères d’unité de temps, de lieu, d’action et de caractère. Sera considéré comme laid tout ce qui cache l’unité des choses. Sera condamné comme laid tout ce qui n’entretient pas un lien nécessaire avec le sujet ou le thème, cad l’excès de décoration, de parure ou d’ornementation. (dégradation dans le passage de la statuaire grecque de la grande époque, 7°et 6° avant notre ère, à la sculpture héllenistique ou romaine, qui commencera à surcharger de décorations : les drapés, la représentation excessive du détail des muscles du corps)

4) l’immobilité et la sérénité.

la pensée grecque identifie la perfection de l’être avec le repos absolu, l’absence de tout changement et de toute altération. Ce qui exclut le mouvement qui aboutit à la déformation ou à l’informe. Le beau ne doit pas représenter ce qui ne dure pas, ce qui disparaît ou se transforme continuellement. Seule est donc belle l’essence qui subsiste sans altération, ou ce qui se rapproche de l’essence. (à opposer à la peinture moderne : les toiles de Monet représentant la cathédrale de Rouen, à divers moments de la journée, pour capter les plus subtiles transformations de la lumière)

5) la félicité

l’être parfait exclut tout manque, il est voisin du bonheur. Le beau et le bonheur sont proches : l’idéal d’autosuffisance du sage, idéal d’ataraxie chez les épicuriens et les stoïciens. La beauté classique est la représentation du bonheur parfait comme accord avec soi-même. D’où la définition de l’émotion esthétique : elle naît du spectacle de l’impossibilité pour l’homme d’atteindre ou de conserver cette félicité divine. C’est le sens de l’émotion provoquée par la tragédie antique.

6) la lumière.

association de la beauté et de la lumière. Inversement, tout ce qui est sombre et obscur, ce qui est voilé ou caché reconduit en dernière instance à la laideur. La clarté classique s’oppose également à ce qui est flou, imprécis, confus, indistinct. Est beau ce qui se voit bien, dont tous les contours et les limites sont bien apparents.

7) la vérité

la beauté est l’existence visible de l’esence. Est beau tout ce qui est conforme à sa définition, tout ce qui est en vérité ce qu’il doit être. Boileau le dira encore : “le vrai seul est aimable”. Seront alors considérés comme laids le faux, l’invraisemblable, l’impossible ou le contradictoire.

Conception du beau qui va avec une conception du monde comme cosmos ordonné et harmonieux, dont on a vu qu’elle s’était effondrée avec l’avènement de la nouvelle science de la nature.

Conception qui va également avec une certaine méfiance à l’égard de l’art : le beau artistique n’est que le reflet du beau du cosmos.
D’autre part cette conception laisse croire que finalement la production du beau résulterait de l’application de certaines règles, comme celles de la proportion ou de la perspective. Mais dans ce cas-là, la création artistique ne se distinguerait plus de la production artisanale, elle pourrait être enseignée comme n’importe quelle habileté technique. Or l’art obéit bien à des règles, comme dans la composition musicale , mais l’ordre que l’on peut voir par exemple dans un tableau ne découle pas de l’application mécanique de règles. Il y a bien des règles dans l’art mais elles n’apparaissent qu’après coup.
C’est pourquoi pour Kant l’art est le produit du génie - non pas comme inspiration divine - mais comme capacité de donner des règles à ce qui n’en a pas encore. Le créateur en art invente les règles, comme la distorsion des perspectives en peinture ou l’utilisation de nouveaux rythmes en musique, alors que l’artisan, lui, suit un concept qui préexistait à la fabrication de l’objet.
De plus, si l’art obéissait à des règles préétablies, on devrait pouvoir convaincre autrui de la beauté d’une oeuvre d’art en lui montrant que des règles ont bien été suivies.
Donc, difficultés, et c’est pourquoi la philosophie abandonne ce critère de la beauté comme propriété objective ( qui a en plus le risque de n’être qu’ethnocentrique - expliquer ) et voit le beau comme l’objet d’un jugement de goût.

L’esthètique moderne va donc considérer que le beau est affaire de goût, et non plus de connaissance. Cela condamne-t-il à un relativisme esthétique ?
Tout le monde connaît l’adage : on ne discute pas des goûts et des couleurs. Chacun aurait sa propre façon d’apprécier et de définir le beau, si bien qu’à la limite, il ne servirait à rien d’entamer une réflexion rationnelle sur le beau.

Mais plusieurs problèmes : d’abord, qu’est-ce que l’on veut vraiment dire quand on affirme “à chacun son goût” ? Quelle est la nature de la relation que nous entretenons avec une oeuvre d’art, quand nous la trouvons belle ? On dit qu’elle nous plaît. Mais quelle est la nature de ce plaisir ?

Est-ce que c’est un plaisir pour l’esprit, ou un plaisir pour les sens, et si c’est le cas, est-ce un plaisir sensible ou sensuel de même type que pendant la satisfaction d’un désir ou d’un besoin ? Est-ce que je dis la même chose quand j’affirme qu’une peinture me plaît et quand je dis que me plaît le goût sucré ou salé de certains aliments, la saveur d’un fruit ou le parfum d’une fleur ?

L’on voit déjà que l’affirmation de sens commun est loin d’être claire. Puis un autre problème se pose :

On dit : “à chacun ses goûts”, et on parle de jugement de goût pour désigner le jugement par lequel on trouve une oeuvre belle. Quelle est la nature de ce jugement ? Quand nous disons qu’une affirmation est vraie, ou qu’un comportement est juste sur le plan moral, nous avons aussi formulé des jugements. Au sens le plus général, un jugement est une opération de l’esprit qui consiste à établir un rapport entre deux ou plusieurs idées.

Le jugement de goût en art est-il le même qu’un jugement de connaissance (cad par lequel nous formulons un savoir sur la réalité), ou qu’un jugement de type moral ? Apprécier le beau dans l’art fait-il intervenir la raison, le raisonnement; est-ce le résultat d’une démarche de l’esprit ?

Faut-il dire que nos sens nous donnent des impressions sensibles, à la vue d’un tableau, à l’audition d’une pièce de musique, et que ces impressions sont ensuite élaborées par notre esprit qui formule un jugement ?

Mais juger est une activité de médiation, alors qu’on a souvent l’impression, quand on regarde une oeuvre d’art, qu'''’ il y a un sentiment de beau ou d’indifférence, ou de répulsion qui s’impose à nous immédiatement, sans la moindre réflexion. On trouverait tout simplement quelque chose beau ou laid, sans avoir eu besoin préalablement de penser.Mais si c’était le cas, pourquoi alors parler de jugement ?

Autre difficulté : si le fait de trouver belle une oeuvre relevait simplement de la subjectivité, ce ne serait peut-être pas autre chose qu’une opinion, qui n’aurait de valeur que pour moi. Comment se fait-il alors que malgré la diversité des goûts et des jugements de valeur, les hommes parviennent malgré tout à se mettre d’accord sur la grandeur et la beauté de certaines oeuvres dont la valeur n’est plus discutée par personne.

Il faut peut-être un certain temps pour que les oeuvres s’imposent dans l’histoire de la culture; toutes ne sont pas reconnues immédiatement, certaines le sont avec un retard considérable. Mais il finit par se mettre en place une sorte de consensus, comme par exemple sur la beauté de la statuaire grecque, que personne ne met plus en doute.

L’opinion subjective est beaucoup plus facteur d’oppositions et de conflits entre les hommes qu’occasion de s’accorder; or l’expérience nous montre que malgré tout, un accord est parfois possible, même si ce n’est pas un accord nécessaire entre les esprits comme dans le cas de la connaissance scientifique, accord qui résulte de l’usage de la raison, de la mise en place de la démonstration, de l’expérimentation et de la preuve.

Constat qui peut faire douter que le beau réside seulement dans l’appréciation individuelle et purement subjective que nous portons sur les oeuvres.


C’est pourquoi nous ne sommes pas condamnés à considérer que le beau est simplement affaire d’appréciation subjective et individuelle et nous allons le voir à travers l’analyse kantienne du jugement de goût.


I) Première thèse : peut être dit beau ce qui est l’objet d’un plaisir désintéressé.
“ Le goût, écrit Kant, est la faculté de juger d’un objet ou d’un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction.”

Pour comprendre en quoi consiste un plaisir sans intérêt, il faut comprendre ce que Kant appelle l’”intérêt”.
On nomme intérêt la satisfaction que nous lions avec la représentation que nous lions avec la représentation de l’existence d’un objet. Elle a donc toujours une relation avec la faculté de désirer.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Quand nous considérons une chose d’un point de vue esthétique, lorsque nous voulons savoir si une chose est belle, nous ne portons aucune attention à son existence ou à sa possession, seuls comptent le pur spectacle de la chose et l’état d’esprit qui l’accompagne.

En ce sens, le collectionneur n’entretient pas une relation esthétique pure avec les objets qu’il désire posséder. Pour juger impartialement, ou purement, de la beauté d’un objet, il faut être indifférent à son existence. Juger esthétiquement exclut de rapporter l’objet à ma faculté de désirer La satisfaction esthétique n’est liée à aucun désir de l’existence de l’objet, à aucun désir de possession. Mon plaisir esthétique n’est conditionné par aucun besoin, par aucun intérêt. Dans la relation esthétique, la chose me fait simplement la faveur d’être là. Il y a une faveur de la chose dont je bénéficie gratuitement.

Cela veut donc dire que dans le rapport à une chose que je trouve belle, je suis en quelque sorte délivré de moi-même et de la tyrannie de mes désirs. L’attitude que j’adopte est donc celle d’une contemplation désintéressée. Une nature morte en peinture n’est pas là pour nous donner envie de manger, elle n’est pas là pour servir d’aliment hallucinatoire à notre besoin ou à notre désir.

Schopenhauer dira que par la contemplation esthétique je peux m’arracher à la douleur qui est fondamentalement liée à la vie, qui est en son fond vouloir-vivre, ou désir. A travers la contemplation, l’art pourrait transfigurer la douleur éprouvée en un spectacle représenté. Idem Aristote, la contemplation de la tragédie va nous purger des passions que nous éprouvons, en les voyant représentées devant nous comme un spectacle. C’est la théorie de la catharsis.

Donc, dans le plaisir esthétique, la chose n’existe pas pour moi, elle n’est pas un moyen ou un but pour ma volonté.

Ce critère de l’absence d’intérêt va permettre de distinguer clairement la pure satisfaction esthétique de toutes les autres espèces de satisfaction liées à l’agréable, à l’utile et au bien.

Tout d’abord le beau se distingue de l’agréable. Est agréable, dit Kant, ce qui plaît aux sens dans la sensation. L’agréable est défini comme le plaisir des sens. Or la sensibilité est réceptivité, cad qu’elle présuppose la présence et l’existence préalable de l’objet. Si un objet ne m’est pas donné dans la perception, je ne peux éprouver aucune sensation agréable. En l’absence de l’objet, il n’y a pas d’agrément possible. Donc, l’agréable est lié à un sentiment de satisfaction nécessairement intéressé, ce n’est pas du tout une satisfaction esthétique.

D’où une conséquence importante : le sentiment de l’agréable n’a de valeur que pour moi, il n’a qu’une valeur particulière. C’est la raison pour laquelle, dit Kant, il ne faut jamais dire qu’une chose est agréable, mais qu’elle m’est agréable. Je peux dire que m’est agréable telle ou telle saveur, sucrée ou salée, tel ou tel parfum, telle ou telle couleur, ou tel ou tel son d’instrument de musique. C’est pourquoi je n’ai pas le droit de reprendre autrui quand il trouve agréable quelque chose d’autre que moi. Je n’ai pas le droit de dire qu’il se trompe, ou qu’il a mauvais goût, ou qu’il commet une erreur de jugement. Mon propre jugement et celui d’autrui ne s’opposent pas logiquement. (comme un jugement qui dit d’une chose qu’elle est vraie, alors que l’autre jugement prétend qu’elle est fausse). Donc, on ne peut pas disputer sur l’agréable. Le jugement par lequel je dit d’une chose qu’elle est belle est-il aussi particulier ? Nous allons voir que non.

Le même raisonnement peut être utilisé à propos de l’utile et du bien. Kant dit que le bon est ce qui plaît. Nous disons que quelque chose est utile, bon à quelque chose, ce qui ne plaît qu’à titre de moyen; nous disons bon-en-soi ce qui plaît par lui-même. Donc ce que nous jugeons utile ou bien est nécessairement quelque chose dont nous voulons ou pourrions vouloir l’existence, soit comme moyen à utiliser, soit comme but à atteindre.

II) la deuxième thèse de Kant : “Est beau ce qui plaît universellement sans concept.” Ou encore : “Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d’une satisfaction universelle.”

Le caractère universel d’une satisfaction ou d’une proposition signifie qu’elles valent pour tout sujet. C’est bien le cas du jugement esthétique : quand on juge qu’un objet est beau, on affirme qu’il doit plaire à tout le monde. Cela ne veut pas dire qu’il va plaire nécessairement à tout le monde, mais qu’il doit plaire à tout le monde. Le jugement esthétique a la prétention de valoir pour tout le monde.
Il y a également une prétention à l’assentiment universel dans un jugement de connaissance, cad un jugement dont le but est de nous apporter un savoir. Cette prétention repose soit sur la définition d’un concept, dans le cas des propositions analytiques (un triangle est une figure géométrique à trois côtés), soit sur la correspondance entre le concept et l’expérience, dans le cas des propositions synthétiques, comme dans les sciences de la nature.

Mais dans les deux cas, l’universalité repose sur un concept, qui en constitue le critère de validité. Il y a alors un paradoxe du jugement esthétique, parce qu’il conserve la prétention à l’universalité comme dans un jugement de connaissance, mais sans reposer sur un concept. Pour le dire plus simplement, quand nous trouvons une chose belle, nous n’allons pas confronter le concept de beauté à la chose que nous avons sous les yeux pour pouvoir dire enfin que cette chose est belle. Alors que quand nous formulons une affirmation qui énonce les propriétés mathématiques d’une figure géométrique, nous passons d’abord par le concept de cette figure.

L’universalité du jugement de goût n’est pas une universalité objective et conceptuelle, mais ce que Kant nomme une universalité subjective. Cela pose problème, parce que ces deux notions “universalité” et “subjectivité” paraissent s’exclure.

Il faut éclairer ce paradoxe. D’abord en partant des faits, de l’expérience. Ce que l’expérience nous montre, c’est comme nous l’avons déjà dit, qu’il y a un accord entre les hommes sur le beau, même s’il n’est pas de même nature que l’accord sur le vrai. Une oeuvre d’art vraiment belle trouve un public d’admirateurs qui perdure à travers le temps. Nous sommes capables d’apprécier le beau dans des oeuvres dont la naissance est très loin de nous, dans des sociétés qui nous sont étrangères ou qui ont disparu. Nous ne vivons plus dans le monde d’Homère, mais nous sommes toujours sensibles à la poésie de l’Odyssée.

Si notre jugement de goût était simplement privé et personnel, il n’y aurait pas d’accord entre les hommes sur les grandes oeuvres d’art par-delà le temps et l’espace.

Kant dit la chose suivante : “ Si je dis qu’une chose est belle, et si je m’attends à trouver les autres d’accord avec moi dans ce jugement de satisfaction, ce n’est pas que j’aie plusieurs fois reconnu cet accord, mais c’est que je crois pouvoir l’exiger d’eux.”

Mais au nom de quoi cette exigence ? On comprend que le mathématicien puisse exiger l’accord des esprits sur la démonstration d’un théorème, mais pourquoi un amateur d’art pourrait-il exiger des autres qu’ils soient d’accord avec son propre jugement ?

Pour comprendre cela, il faut se souvenir du premier critère du jugement de goût. Le plaisir que j’éprouve à la contemplation d’une chose est un plaisir désintéressé, issu d’une contemplation de la chose. Et c’est précisément parce que le plaisir que j’éprouve est totalement désintéressé que je peux légitimement attendre de tout autre homme qu’il éprouve le même plaisir que moi, et trouve donc cette chose belle.

Cela veut dire que le jugement de goût est subjectif, mais pas particulier. En effet, ce qui me particularise et me distingue des autres hommes, ce sont mes besoins, mes désirs, mes intérêts. Mais dans le jugement de goût, je m’arrache à ma particularité, puisque je laisse de côté mes désirs, mes besoins etc. Donc, dans la contemplation, si elle est authentique, je deviens semblable à tout autre être humain, je ne suis plus un être particulier, mais je suis n’importe qui, cad en fait tous les hommes. Et voilà pourquoi je peux exiger de tout autre qu’il éprouve le même plaisir que moi.

Cela permet de comprendre la question de la distinction du bon goût et du mauvais goût en art. Cette distinction n’est pas arbitraire, elle ne dépend pas des simples préférences individuelles de chacun, mais elle ne correspond pas non plus à un critère conceptuel objectif. On ne peut pas dire de quelqu’un qui a mauvais goût en art qu’il se trompe comme se trompe celui qui fait une erreur de calcul ou de raisonnement dans le domaine scientifique.

Que veut dire alors avoir mauvais goût ? Ce n’est pas être ignorant par exemple en histoire de l’art, ce n’est pas manquer de compétence; on peut être à la limite un bon historien de l’art, posséder une culture artistique et commettre des fautes de goût.

D’abord, donner des exemples : a mauvais goût celui qui préférera Dysneyworld ou une série télé à un concert classique, celui qui décorera son jardin avec des reproduction de nains colorés, celui qui affirmera qu’il n’y a pas de distinction à faire entre le rap et un quatuor de Beethoven, ou qui ne verra pas la différence entre le Recherche du temps perdu et les “romans” de la collection Arlequin.

Dans le mauvais goût, on pourrait dire que le jugement n’est pas désintéressé. Dans une mauvaise chanson de variété à la mode, on va chercher à retrouver narcissiquement sa propre subjectivité, ses états d’âme; dans un mauvais roman, on cherche le divertissement, la fuite hors du réel, la satisfaction imaginaire de désirs non assouvis dans la réalité (c’est la fonction des “romans” de hall de gare qui font rêver les ménagères et leur font oublier la grisaille de leur environnement quotidien en leur décrivant un luxe de pacotille, ou tout le monde est beau, jeune, et où les bergères finissent toujours par épouser des princes) Il y a de l’infantilisme chez tous les visiteurs adultes de Dysneyworld, le désir de retrouver le monde enchanté de l’enfance. Et c’est pourquoi le château de la belle au bois dormant est hideux et ne peut être dit beau comme peut l’être une cathédrale gothique ou un temple grec. Le mauvais goût est attiré par le kitsch, cad ces productions qui flattent l’infantilisme, les désirs inassouvis. Le kitsch est laid parce qu’il n’est pas fait pour être regardé par un regard contemplatif, pur et désintéressé.

Donc, lorsque Kant dit qu’il y a universalité du jugement de goût, c’est une universalité en droit (cad que tous les autres hommes devraient juger comme moi), et non pas une universalité de fait. En effet, peut-être faut-il une éducation du regard et des sens pour être capable d’un tel jugement désintéressé, qui n’est pas immédiat; il faudrait quelque chose comme une ascèse du regard (exercice).

III) Troisième critère : “ La beauté est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle est perçue en celui-ci sans représentation d’une fin.” C’est la thèse de la finalité sans fin. Notion difficile à comprendre.

La forme de la finalité d’un objet, c’est l’intention que l’on suppose être la cause d’un objet. L’intention produit un objet en posant sa définition ou son concept comme le but à atteindre par la mise en oeuvre des moyens appropriés. C’est la notion aristotélicienne de cause finale. La cause finale d’une chose, c’est la représentation du but qui va guider la production de cette chose.

Cela veut dire qu’est beau ce qui donne l’impression d’avoir été réalisé ou produit en fonction d’une certaine intention. Ce qui serait le simple produit du hasard ne pourrait pas être considéré comme beau. Un ensemble de taches de peintures jetées sur une toile ne saurait être beau. Cependant, cette finalité est sans fin. Si elle visait une fin, cela voudrait dire qu’un jugement esthétique ne serait pas fondamentalement différent d’un jugement de connaissance, or nous avons vu que ce n’était pas le cas.

Donc est beau ce qui apparaît comme le résultat incompréhensible d’un agencement de moyens, qui donne l’apparence d’être intentionnel, mais sans qu’il soit possible de dire ou de préciser le but ou la fin visés. Cad que la fin ne vient pas d’un concept qui aurait été préalablement pensé par l’artiste, par exemple. Ce qui le montre, c’est la façon dont se fait la création artistique : l’artiste ne sait pas lui-même quelle va être la nature de l’oeuvre qu’il est en train de produire. Comme le disait Alain, l’artiste découvre son oeuvre en même temps qu’il la fait, alors que l’artisan, lui, a déjà pensé la nature de l’objet qu’il devait fabriquer, et son produit sera conforme au concept préalable. Alors que l’artiste, lui, ne saurait pas, la plupart du temps, dire comment il est parvenu à son résultat final.
L’idée kantienne de jugement de goût montre qu’il est possible de lier le fait d’apprécier la beauté et la moralité.
Il n’y a pas à demander à l’art à véhiculer un enseignement moral, il n’a pas à être moralisateur, sous peine d’être réduit au rang d’outil, d’instrument et de lui faire perdre son autonomie. Mais il nous ouvre à la moralité. Parce qu’il nous enseigne la gratuité dans le rapport que nous entretenons avec le monde, il nous apprend à voir le monde autrement que comme un ensemble d’objets utiles dont nous pourrions nous servir; il met à distance la relation utilitaire et par là nous prépare peut-être à l’obéissance à l’impératif moral kantien qui nous demande de considérer tout homme comme une fin et jamais comme un moyen. On pourrait presque dire que c’est comme une faute morale que d’être incapable d’apprécier le beau en art, parce que cela veut dire que l’on est incapable de voir le monde autrement que comme un ensemble d’êtres ou d’objets qui sont là seulement pour satisfaire nos besoins et nos désirs.


Je dis donc : le beau est le symbole du bien moral; et c’est à ce point de vue (relation qui est naturelle à chacun et que chacun attend des autres comme un devoir) qu’il plaît et prétend à l’assentiment de tous les autres et en ceci l’esprit est conscient d’être en quelque sorte ennobli et d’être élevé au-dessus de la simple aptitude à éprouver un plaisir par les impressions des sens et il estime la valeur des autres par une maxime semblable de sa faculté de juger. Il s’agit de l’intelligible vers lequel regarde le goût (...)
Donc, le jugement de goût comme préparation à la sociabilité, et au-delà, à la moralité. Paradoxalement, c’est la gratuité de l’art qui lui fait remplir cette fonction. Revenir sur le fait de avoir si l’art peut être immoral ? Est-ce un reproche justifié ? La fonction de l’art est-il de moraliser, d’édifier ?

Cependant, autre problème : faut-il nécessairement lier art et beauté ? Pourquoi l’artiste ne voudrait-il par montrer la laideur ? D’abord, montrer que l’artiste n’est pas condamné à représenter des choses qui sont en elles-mêmes belles :
Comme le dit Kant, l’art est la belle représentation des choses et non la représentation des belles choses. Poème de Baudelaire sur la charogne, peinture de Velasquez représentant des nains de cour, ou de Goya montrant des vieilles femmes.
D’autre part, l’artiste peut vouloir rechercher le désordre des formes, le chaos, pour représenter des idées qui ne sauraient être exprimées par des formes harmonieuses. Utilisation des dissonances et des stridences en musique, couleurs qui se heurtent en peinture, désarticulation de la syntaxe en poèsie etc … Adorno disait déjà que l’art devait, pour rester vrai, devenir aussi laid que le réel.
Kant, lui distingue le beau et le sublime : l’art peut représenter le sublime et non plus seulement le beau quand il essaie de restituer des phénomènes naturels par exemple qui ne sont plus à l’échelle de l’homme, mais qui possèdent une puissance écrasante.
Kant : “ la nature évoque surtout les idées du sublime par le spectacle du chaos, des désordres les plus sauvages et de la dévastation, pourvu qu’elle y manifeste de la grandeur et de la puissance “.
Mais ce chaos peut être aussi dans notre intériorité : le désordre des passions, la folie qui peut s’emparer des hommes, le déréglement de leurs sens ( Sade, Bataille, Artaud ). À la limite, vouloir s’en tenir simplement à la beauté risquerait de conduire au kitsch.

Maintenant le rapport de l’art et du réel.

La thèse aristotélicienne selon laquelle l’art devrait être une imitation du réel.
On sait qu’un tableau peut représenter des choses du monde. On trouvera par exemple un portrait ressemblant ou caricatural en le comparant à la personne réelle qu’il représente.
Aristote considère que l’oeuvre d’art doit être une imitation de la réalité, comme une sorte d’image ou de double, un peu comme un reflet dans l’eau. Conception passée dans le sens commun : des peintures non figuratives de Picasso, l’homme du commun dit qu’il ne ressemble à rien et donc que ce n’est pas une authentique peinture.
Idée affirmée dans la poètique d’Aristote où il dit que l’art imite la nature et que les hommes s’entourent de représentations visuelles des choses du monde parce que l’imitation est naturelle à l’homme et parce que l’homme prend plaisir à regarder des imitations : par exemple, nous ne nous intéressons pas forcément aux faits divers mais nous pouvons prendre plaisir à lire des romans qui partent de faits divers.
L’homme imiterait aussi pour essayer de sauver les choses de la mort, d’arrêter le temps qui passe et de fixer à jamais l’apparence de ce qui passe, un peu comme les anciens égyptiens embaumaient leurs morts.
Valeur de cette idée d’imitation ?
La critique platonicienne de l’imitation.

Au livre X de la république, une critique et une dénonciation de l’art, justement parcequ’il n’est qu’imitation.

Arguments essentiels :

1) l’objet produit par l’art imitatif est un non-être, ou du moins, un moindre-être.

Ce n’est qu’un objet apparent, sans aucune réalité. Assimilation de l’apparence et de l’illusion.

POUR COMPRENDRE CELA, COMPRENDRE L’ONTOLOGIE PLATONICIENNE.

Pour Platon, il y a une hiérarchie des niveaux de l’Etre.

a) D’abord L’Idée : c’est l’essence de la chose, ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est.
Cette essence est immuable, intemporelle. C’est grâce à la connaissance de cette Idée que nous pouvons connaître ce qu’est une réalité, ou que nous pouvons reconnaître quelque chose que nous n’avons encore jamais vu de nos yeux.

(idée de la connaissance comme connaissance de l’essence; se souvenir de la démarche de Socrate : on s’interroge sur le bonheur, ou la justice, ou le courage, les interlocuteurs donnent des exemples de comportements courageux etc..., mais cela ne satisfait pas Socrate, qui demande quelle est l’essence du courage etc...)

La notion d’Idée ne doit pas être comprise comme une représentation qui serait le produit de l’activité de notre esprit, c’est une réalité qui existe indépendamment de nous, dans le “monde intelligible”.

b) Ensuite, la chose qui se donne à nos sens, qui peut être perçue. Cette chose peut être une chose naturelle ou artificielle, mais elle appartient au “monde sensible”.

l’arbre que nous avons sous les yeux est une “copie” de l’Idée d’arbre. Mais cette copie n’est pas un “double” (faire chercher la différence)

Le lit fabriqué par l’artisan est une copie de l’Idée de lit. Il ne pourrait même pas commencer à travailler si le regard de son esprit n’était pas capable d’une certaine façon de se tourner vers le “monde intelligible”.
La chose matérielle a cependant une moindre réalité, parcequ’elle n’est que copie, elle est livrée au temps, à la dégradation, à la destruction, alors que l’Idée est éternelle.

Cependant, l’artisan, à sa façon, est un bon imitateur.

c) enfin, tout en bas de l’échelle de l’Etre, il y a la copie que l’artiste fait de l’objet, par exemple du lit fabriqué par l’artisan. (le lit de la chambre de Van Gogh, à St Rémy de Provence)

Mais la peinture n’est que l’image de la chose sensible produite par l’artisan imitateur. La peinture n’est plus que LA COPIE D’UNE COPIE. L’objet d’art est celui qui a le moins de consistance ontologique, il n’est plus qu’une ombre ou un reflet, un presque rien.

2) l’artiste qui est imitateur se trompe de modèle. Il n’imite pas le modèle intelligible, mais seulement la chose sensible, qui n’a déjà en elle-même qu’une réalité moindre.

Il ne sait pas remonter au principe de toute chose : l’Idée; il ne sait pas où est le véritable réel, ni où est le vrai.

3) L’artiste n’imite pas les choses telles qu’elles sont, mais telles qu’elles paraissent.

Pour restituer l’apparence de l’objet tel qu’il s’offre à notre vision, l’artiste doit utiliser des techniques qui déforment l’objet représenté :

- le trompe l’oeil
- la perspective.

C’est pourquoi Platon définit l’artiste comme un producteur de “simulacres”.
Mot grec : “eidolon”, qui signifie fantôme, portrait, représentation imaginaire. Notion d’idolâtrie, cad adoration des idoles.

Paradoxe des simulacres : l’exactitude dans la représentation de l’apparence entraîne une infidélité aux proportions et aux mesures réelles du modèle.

Le simulacre est doublement trompeur : il utilise la tromperie (cad la déformation du modèle) pour produire la tromperie (cad se faire passer pour le modèle)

La peinture est en elle-même simulacre : la fonction du cadre, qui est de produire à l’intérieur de l’espace réel un espace fictif dans lequel vont pouvoir apparaître les illusions du trompe-l’oeil et de la perspective.

Donc, d’une façon générale, l’objet d’art se définit par son éloignement du réel et du vrai.

4) l’artiste est également trompeur en ce sens qu’il n’a pas besoin pour produire son oeuvre de connaître la véritable nature de ce qu’il imite. Il a seulement à connaître les principes de l’imitation.

Il sait peindre un lit, une table, un vase, mais serait incapable de les fabriquer. Seul l’artisan saurait le faire, parcequ’il possède une véritable compétence.

L’artiste n’a qu’une fausse compétence, il fait croire à un savoir qu’il ne possède pas. De même, le poète est capable de chanter le courage ou les actions glorieuses des héros, sans être lui-même capable de courage ou d’actions héroïques.

5) l’art est enfin condamné parce qu’il ne s’adresse pas à la raison droite, mais seulement aux sens, à la sensibilité, qui par nature est infirme : les sens sont souvent sujets aux erreurs ou illusions, et ils ne saisissent que l’apparence et non la réalité, qui n’est accessible qu’à l’esprit.

L’art s’adresse à ce qu’il y de moins noble et de plus facile à tromper dans l’âme humaine, il entretient les illusions perceptives.

Cependant : Platon distingue des niveaux de tromperie; il faut distinguer le sculpteur qui est capable de respecter les véritables proportions du corps humain et le peintre qui ne produit que des simulacres. C’est la distinction de l’image et du simulacre.

RAISONS pour lesquelles Platon rapproche dans une même critique le peintre, le poète et le sophiste.

Ce ne sont que trois variétés d’illusionnistes, de producteurs de simulacres, ils détournent du réel et du vrai.

Le sophiste, en apprenant à ses élèves à parler de tout et de n’importe quoi pour gagner dans les joutes oratoires sur la place publique, apprend aux hommes à ruser, à tromper, à séduire avec le langage. Sa soi-disant capacité à parler de tout n’est qu’une fausse compétence.

Platon le compare au cosméticien, qui va donner l’apparence de la bonne santé, en mettant des couleurs artificielles sur les joues, et qui ne vise donc qu’à faire plaisir, flatter les sens. Alors que le médecin, lui, qui est doté d’une véritable compétence, sait prescrire les remèdes qui vont rétablir la bonne santé, même si les remèdes ne sont pas bons à boire.

L’art, comme la sophistique, sont d’autant plus dangereux, qu’ils parviennent effectivement à flatter, à séduire; c’est leur succès qui fait leur danger; ils ne sont que tromperies, apparences séductrices, qui détournent du vrai.

Raison pour laquelle Platon, dans la cité idéale dépeinte dans la République, propose de réglementer l’art, en décidant lesquels auront leur place et lesquels devront être bannis.

La musique peut avoir une place, et encore, pas n’importe laquelle, seule celle qui est capable d’enseigner le rythme et l’harmonie, parcequ’elle aura une fonction pédagogique : elle apprendra aux hommes à discipliner leur âme, à y introduire ordre, beauté et harmonie. (développer le problème de l’influence de la musique sur les moeurs et de sa capacité à produire dans l’âme le désordre ou l’ordre)

Mais par contre, il faudra bannir les poètes et les peintres imitatifs de la cité. Et d’une façon générale, se méfier de l’art, qui n’a qu’un statut inférieur, parcequ’il ne vise que le plus bas degré de la réalité.

Nous retrouverons cela à propos du beau, qui pour la pensée antique, n’est pas dans l’art lui-même, la véritable source du beau étant dans le monde intelligible, la seule fonction de l’art étant alors de donner le point de départ à une “dialectique ascendante” qui va faire remonter des belles apparences jusqu’au beau lui-même.
Critique également chez Hegel :
C’est un précepte que l’art doit imiter la nature; on le trouve déjà chez Aristote(...)
D’après cette conception, le but essentiel de l’art consisterait dans l’imitation, autrement dit dans la reproduction habile d’objets tels qu’ils existent dans la nature, et la nécessité d’une pareille reproduction faite en conformité avec la nature serait une source de plaisirs. Cette définition assigne à l’art un but purement formel, celui de refaire une seconde fois, avec les moyens dont l’homme dispose, ce qui existe dans le monde extérieur, et tel qu’il y existe. Mais cette répétition peut apparaître comme une occupation oiseuse et superflue, car quel besoin avons-nous de revoir, dans des tableaux ou sur la scène, des animaux, des paysages ou des événements humains que nous connaissons déjà pour les avoir vus ou pour les avoir dans nos jardins, dans nos intérieurs ou, pour en avoir entendu parler par des personnes de nos connaissances? On peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un jeu présomptueux dont les résultats restent toujours inférieurs à ce que nous offre la nature. C’est que l’art, limité dans ses moyens d’expression, ne peut produire que des illusions unilatérales, offrir l’apparence de la réalité à un seul de nos sens; et, en fait, lorsqu’il ne va pas au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner l’impression d’une réalité vivante ou d’une vie réelle: tout ce qu’il peut nous offrir, c’est une caricature de la vie.
Quel but l’homme poursuit-il en imitant la nature? Celui de s’éprouver lui-même, de montrer son habileté et de se réjouir d’avoir fabriqué quelque chose ayant une apparence naturelle. La question de savoir si et comment son produit pourra être conservé et transmis à des époques à venir ou être porté à la connaissance d’autres peuples ou d’autres pays, ne l’intéresse pas. Il se réjouit d’avoir créé un artifice, d’avoir démontré son habileté et de s’être rendu compte de ce dont il était capable; il se réjouit de son oeuvre, il se réjouit de son travail par lesquels il a imité Dieu, dispensateur de bonheur et démiurge. Mais cette joie et cette admiration de soi-même ne tardent pas à tourner en ennui et en mécontentement, et cela d’autant plus vite et plus facilement que l’imitation reproduit plus fidèlement le modèle naturel. Il y a des portraits dont a dit assez spirituellement qu’ils sont ressemblants jusqu’à la nausée. Dune façon générale, la joie que procure une imitation réussie ne peut être qu’une joie très relative, car dans l’imitation de la nature, le contenu, la matière, sont des données qu’on a que la peine d’utiliser. L’homme devrait éprouver une joie plus grande en produisant quelque chose qui soit bien de lui, quelque chose qui lui soit particulier et dont il puisse dire qu’il est sien. Tout outil technique, un navire par exemple ou, plus particulièrement, un instrument scientifique doit lui procurer plus de joie, parce que c’est sa propre oeuvre, et non une imitation. Le plus mauvais outil technique a plus de valeur à ses yeux; il peut être fier d’avoir inventé le marteau, le clou, parce que ce sont des inventions originales, non imitées. L’homme montre mieux son habileté dans des productions surgissant de l’esprit qu’en imitant la nature. Il peut toutefois entrer en lutte avec la nature. C’est à cela qu’on pense quand on dit que les productions de la nature sont supérieures à celles de l’esprit. On dit en effet que ce sont des oeuvres divines. Mais Dieu est Esprit, et se laisse mieux reconnaître dans l’Esprit que dans la Nature. En entrant en rivalité avec la Nature, on se livre à un artifice sans valeur. Un homme s’étant vanté de pouvoir lancer des lentilles à travers un petit orifice, Alexandre, devant lequel il exécuta son tour de force, lui fit offrir quelques boisseaux de lentilles; et avec raison, car cet homme avait acquis une adresse non seulement inutile, mais dépourvue de toute signification. On peut en dire autant de toute adresse dont on fait preuve dans l’imitation de la nature. C’est ainsi que Zeuxis peignait des raisins qui avaient une apparence tellement naturelle que les pigeons s’y trompaient et venaient les picorer, et Praxeas peignit un rideau qui trompa un homme, le peintre lui-même. On connaît plus d’une de ces histoires d’illusions créées par l’art. (...) On peut dire d’une façon générale qu’en voulant rivaliser avec la nature par l’imitation, l’art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit à ce propos que, dès que nous apercevons que c’est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre production de la nature ou une oeuvre d’art. Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l’expression des sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici, c’est l’imitation de l’humain par la nature.
En prétendant que l’imitation constitue le but de l’art, que l’art consiste par conséquent dans une fidèle imitation de ce qui existe déjà, on met en somme le souvenir à la base de la production artistique. C’est priver l’art de sa liberté, de son pouvoir d’exprimer le beau. L’homme peut certes avoir intérêt à produire des apparences comme la nature produit ses formes. Mais il ne peut s’agir que d’un intérêt purement subjectif, l’homme voulant montrer son adresse et son habileté, sans se soucier de la valeur objective de ce qu’il a l’intention de produire. Or, un produit tire sa valeur de son contenu, dans la mesure où celui-ci participe de l’esprit. Tant qu’il imite, l’homme ne dépasse pas les limites du naturel, alors que le contenu doit être de nature spirituelle.

Hegel. Esthétique.
De toute façon, un vrai artiste, quand il représente quelque chose du monde, le fait dans une perspective qui dépasse la simple reproduction du réel. On peut ainsi opposer la pure imitation au style : l’artiste n’est véritablement artiste que lorsqu’il cherche à imposer sa propre vision du réel : Picasso déforme les traits du visage humain pour nous faire voir ce qui autrement risque de disparaître sous la banalité du quotidien.

Le problème de la création en art. Quelle en est la nature ?
Maintenant, essayer de rendre compte de la création et s’interroger sur la nature de l’artiste.

Il y a dans le geste de l’artiste quelque chose d’originaire, c’est la raison pour laquelle on parle à son propos de création, en reprenant un terme théologique qui caractérise l’acte par lequel Dieu (du moins pour le croyant), a tiré le monde du néant.

Comment expliquer cette création ? Faut-il invoquer une faculté créatrice que certains philosophes ont appelé génie, comme Platon ou Kant ? Mais quelle est la nature de ce génie ? Est-ce une forme particulière de compétence qui serait réservée à quelques une seulement par la nature ? Faut-il y voir une inspiration dans laquelle un monde transcendant, divin, se manifeste à quelques hommes ? Mais en parlant de génie, ne se contente-t-on pas de baptiser un problème sans pour autant le résoudre, un peu comme les médecins du 17° siècle dont se moquait Molière parlaient de vertu dormitive de l’opium pour expliquer que l’opium faisait dormir ? Faut-il voir dans les conditions sociales d’existence des hommes les causes de l’apparition de l’artiste, qui ne ferait que refléter sans le savoir les aspirations les plus obscures du monde où il vit ? Ou faut-il, comme le fera Freud aller chercher du côté de la subjectivité la plus enfouie, du côté des désirs et des pulsions les plus profondes qui sommeillent en chaque être, l’explication de la création artistique ?

On se doute déjà qu’il sera difficile de donner une réponse unilatérale et définitive, pour une raison fondamentale que nous avons rencontrée à propos de la définition de la beauté : celle-ci échappe à tout concept, elle ne peut être définie, contenue intégralement dans une idée. Mais ce n’est pas une raison pour renoncer à essayer de rendre compte de la création. Après tout, celle-ci est humaine, et dire que la création est inexplicable, ce serait affirmer qu’il y a en nous ou en quelques une des dispositions qui échappent totalement à l’investigation de la raison. Or, même si la création n’est pas un processus rationnel, on doit pouvoir rendre compte grâce à la raison de ce qui n’est pas intégralement rationnel. De la même façon, mais dans un autre domaine, il y a une irrationnalité dans les conduites passionnelles des hommes, mais cela ne veut pas dire que l’on ne puisse pas rendre compte rationnellement de l’irrationalité des passions.

La philosophie a invoqué l’inspiration divine : Platon, dans un dialogue intitulé Ion (consacré à l’Illiade d’Homère) dit : “Ce n’est pas les poètes qui disent ces choses dont la valeur est si grande, eux de qui l’esprit est absent, mais c’est la divinité elle-même qui parle, qui par leur entremise nous fait entendre sa voix !” L’artiste, ici en l’occurrence le poète serait habité par un Dieu; il aurait perdu la tête, son propre esprit ne serait plus en lui.
Faut il prendre au sérieux cette théorie de l’inspiration divine, de l’enthousiasme, au sens étymologique du terme ? (enthousiasme vient du mot grec entheos; en : dans; theos : le dieu; d’où : porter un Dieu en soi-même) Une chose est sûre, c’est qu’elle est à l’origine de la conception moderne de l’inspiration, qui voit dans la création une expression de l’intériorité, de la subjectivité la plus intime; l’artiste s’inspirant lui-même. Mais si la création est inspiration, comment expliquer alors la capacité à communiquer, à instaurer un échange avec tout autre homme qui caractérise la beauté, comme le montrait Kant ?

Kant invoquera le génie, en montrant que celui-ci est un talent, mais d’une nature particulière. Il est un talent qui consiste à produire ce pour quoi on ne saurait donner de règle déterminée. Ce ne serait pas l’aptitude à savoir faire ce que n’importe quelle règle pourrait enseigner. En ce sens, il n’y a pas de génie dans le domaine de la production technique, parce qu’il suffit de suivre des règles de savoir-faire pour produire des objets. La caractéristique première du génie serait alors l’originalité.

Mais l’originalité ne suffit pas, parce que l’absurde peut être aussi original. Le dessin dépourvu d’intention et de signification produit par le dément est totalement original; cela ne suffit pas à en faire une oeuvre d’art. Il faut que les créations du génie soient exemplaires, cad qu’elles puissent servir de modèles, même si elles-mêmes ne sont pas le produit d’une imitation.

Enfin, le génie n’est pas lui-même en mesure de décrire ou de montrer scientifiquement comment il crée ses oeuvres. Il est dans l’ignorance de la démarche par laquelle il est arrivé à l’oeuvre aboutie, il n’a pas suivi une méthode, comme peut le faire le savant pour arriver à une découverte. (le mot méthode vient du mot grec hodos, la route, le chemin; c’est donc le chemin constitué par des étapes qu’il faut suivre dans un ordre précis et rationnel) C’est ce qui explique que le génie ne peut pas s’enseigner alors que la méthode scientifique, si. Le génie en art peut apprendre des techniques, mais il ne pourra pas lui-même former un autre génie, alors que le savant forme d’autres savants. Le génie ferait oeuvre d’imagination, parce que celle-ci est moins que toutes les autres facultés humaines sous la contrainte de règles.

Le génie serait un être à part dans le monde humain. Kant lui-même dit que le génie est quelqu’un de dérangé et il faut attendre que quelqu’un d’autre vienne pour l’interpréter. Le génie ne saurait pas lui-même ce qu’il a fait. Vient corroborer cette affirmation le constat de la grande pauvreté des écrits des artistes eux-mêmes lorsqu’ils parlent de la création, lorsqu’ils essaient de théoriser.

Kant ajoute une remarque pleine d’humour :

“Un génie inspiré est toujours ingrat, orgueilleux, indocile et railleur. Mais tout de même qu’il faut supporter le caquet d’une poule parce que, dans les douleurs de l’enfantement, le fait qu’elle nous pond un oeuf, de même que les mères de famille gravides (cad qui sont enceintes) s’emploient à casser des oreilles parce qu’elles doivent s’infliger le désagrément de mettre au monde un enfant, ainsi le génie que la nature plastique a fécondé est lui aussi impérieux, orgueilleux et arrogant, parce que, plongé dans les pénibles extases de l’imagination, au grand péril de la saine raison, il nous met au monde un enfant aimable à contempler.”

La définition kantienne : le génie est la disposition innée de l’esprit par le truchement de laquelle la nature donne ses règles à l’art. C’est donc la nature qui produirait l’artiste comme être d’exception capable de mettre en forme la matière, ce serait un instrument de la nature elle-même, ce qui expliquerait que l’artiste ne saurait pas expliquer le comment de sa propre création.

A cela, Nietzsche objectait que l’on est tenté de parler de génie en art tant qu’on n’a sous les yeux que le produit final de la création, et qu’on n’a pas assisté à le genèse de l’oeuvre elle-même, que l’on n’a pas perçu la part de travail qui entre dans la création, l’effort, la peine, la pénible recherche, les hésitations et les tourments de la création qui s’affronte d’abord à une matière première qu’il s’agit de mettre en forme.

C’est ce que rappelle Alain : même s’il n’est pas légitime de réduire l’artiste à l’artisan, l’artiste est d’abord un artisan, en ce sens qu’il s’affronte aux contraintes d’une matière à transformer, que son intelligence va transformer. Alors que le créateur qui croit pouvoir laisser parler directement son inspiration, indépendamment de tout travail, ne produit que des oeuvres naïves ou niaises. Après tout, c’est le poète amateur qui laisse d’abord parler sa subjectivité, c’est le peintre du dimanche, qui n’a pas le métier de l’artiste, qui se laisse aller à son émotion. A trop vouloir considérer la création comme simple expression, l’oeuvre finit par perdre son statut d’oeuvre et n’est plus rien d’autre qu’un pur et simple symptôme.

Parler de génie, c’est peut-être aussi risquer d’oublier que l’art et la création artistique sont des phénomènes sociaux. Comme le fait remarquer Marx, un personnage comme Achille dans le poème d’Homère n’est plus possible à l’âge de la poudre et du plomb. De même que l’Illiade n’est pas compatible avec l’imprimerie. L’art grec suppose la mythologie grecque, et cette dernière est la façon dont le monde grec prenait conscience de sa propre existence sociale et politique. Autrement dit, l’art n’est pas une réalité autonome, indépendante de l’histoire, mais une partie de la superstructure, à côté de la politique, du droit et des diverses formes de la pensée et de la réflexion. Quelque soit son talent, aucun auteur de l’antiquité n’aurait pu donner naissance à un roman, parce que le genre du roman exigeait pour apparaître la dissolution du monde médiéval, la fin du monde enchanté et merveilleux de la chevalerie, autrement dit, il fallait une désacralisation du monde; il fallait que la réalité ne soit plus que profane, soumise aux contraintes de l’intérêt, cad le monde bourgeois. Se souvenir du roman fondateur qu’est Don Quichotte.

Le point de vue de Marx consisterait à démythifier la création en lui enlevant son aura quasiment sacrée et en la replaçant dans ses conditions sociales d’apparition. Il croit pouvoir montrer que la rareté de la création artistique n’est finalement qu’une conséquence de la division sociale du travail : “La concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son étouffement dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du travail.” Une société qui dépasserait cette division séculaire permettrait sinon que chacun devienne artiste, mais voit un développement de ses talents. “Dans une société communiste, dit Marx, il n’y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture.”

A présent, aborder le problème de la création et de l’artiste à travers le problème de leur rapport au réel, et l’opposition de deux problématiques : celle de Freud et celle de Bergson.

Freud : l’art comme réconciliation du principe de plaisir et du principe de réalité.

L’artiste est en même temps un introverti qui frise la névrose. Animé d’impulsions et de tendances extrèmement fortes, il voudrait conquérir honneurs, puissance, richesse, gloire et amour des femmes. Mais les moyens lui manquent de se procurer ces satisfactions. C’est pourquoi, comme tout homme insatisfait, il se détourne de la réalité et concentre tout son intérêt, et aussi sa libido, sur les désirs créés par sa vie imaginative, ce qui peut le conduire facilement à la névrose. Il faut beaucoup de circonstances favorables pour que son développement n’aboutisse pas à ce résultat; et l’on sait combien sont nombreux les artistes qui souffrent d’un arrêt partiel de leur activité par suite de névroses. Il est possible que leur constitution comporte une grande aptitude à la sublimation et une certaine faiblesse à effectuer des refoulements susceptibles de décider du conflit. Et voici comment l’artiste retrouve le chemin de la réalité. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il n’est pas le seul à vivre d’une vie imaginative. Le domaine intermédiaire de la fantaisie jouit de la faveur générale de l’humanité, et tous ceux qui sont privés de quelque chose y viennent chercher compensation et consolation. Mais les profanes ne retirent des sources de la fantaisie qu’un plaisir limité. Le caractère implacable de leurs refoulements les oblige à se contenter des rares rêves éveillés dont il faut encore qu’ils se rendent conscients. Mais le véritable artiste peut davantage. Il sait d’abord donner à ses rêves éveillés une forme telle qu’ils perdent tout caractère personnel susceptible de rebuter les étrangers, et deviennent une source de jouissance pour les autres. Il sait également les embellir de façon à dissimuler complètement leur origine suspecte. Il possède en outre le pouvoir mystérieux de modeler des matériaux donnés jusqu’à en faire l’image fidèle de la représentation existant dans sa fantaisie et de rattacher à cette représentation de sa fantaisie inconsciente une somme de plaisir suffisante pour masquer ou supprimer, provisoirement du moins, les refoulements.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire