lundi 15 mars 2010

Introduction à la philosophie

La philo peut passer pour quelque chose d’étrange, d’hétéroclite. Quelle est donc cette discipline qui prétend parler aussi bien de la connaissance scientifique que de morale, de politique ou d’art ? De quel droit s’autorise-t-elle à parler de tous ces objets, comme si elle avait une compétence universelle ?

C’est un peu l’image de la philo qui apparaît à l’extérieur, dans un public cultivé, mais qui n’a pas de connaissance plus approfondie de la philo, de son histoire et surtout du type de problèmes qu’elle pose. Il faudra d’ailleurs faire comprendre ce qu’est un problème philosophique, et en quoi il se distingue des questions que tente de poser la science.

On se construit alors une image d’une discipline arrogante, et à la limite mystificatrice, puisqu’elle prétend légiférer dans des domaines qui paraissent lui échapper, et qui relèveraient en fait de la compétence de l’homme politique et de lui seul, de l’homme de science et de lui seul, ou encore de l’artiste et de lui seul.

Cette image de la philo conduit souvent à baptiser les philosophes d’une façon péjorative “les spécialistes du général”.

Philo et savoir.

Cela peut conduire à faire une première remarque : la philo n’est pas à proprement parler un savoir comme peuvent l’être les maths, la physique; elle n’est pas une somme de connaissances particulières sur le réel.

Autrement dit, la philo n’est pas une science. Sciences et philo n’ont pas le même objet ni le même but. Elles ne sont pas des démarches concurrentes. Les sciences ne peuvent répondre aux questions posées par la philo et la philo ne prétend pas construire un savoir exact portant sur la réalité.

Quelles sont les différences ?

Les sciences construisent des théories explicatives de domaines délimités de la réalité, comme les nombres et les figures géométriques et leurs propriétés pour les maths; la nature en tant qu’on postule qu’elle obéit à des lois fixes mathématiquement formulables, et c’est alors la physique; les organismes vivants en tant qu’ils sont l’objet de la biologie, etc... *

* (Ajout à la page 1) Pour le dire plus simplement : un historien se posera des questions sur ce qui s’est passé à un certain moment dans le passé, alors qu’un philosophe demandera : “ qu’est-ce que le temps ?”

Un mathématicien étudiera les relations entre les nombres, alors qu’un philosophe demandera : “ Qu’est-ce qu’un nombre ?”.

Un physicien cherchera à savoir de quoi sont faits les atomes ou ce qui explique la gravité, alors qu’un philosophe demandera comment nous pouvons savoir qu’il y a quelque chose à l’extérieur de nos esprits et comment nous pouvons connaître ce quelque chose.

Un psychologue cherchera à savoir comment les enfants apprennent une langue, alors qu’un philosophe demandera : “Qu’est-ce qui fait qu’un mot peut signifier quelque chose ?”.

La philo est une tentative pour appréhender la totalité de la réalité (et nous verrons que la question : qu’est-ce que la réalité ? est une question que la philo est amenée à se poser )

D’autre part, la philo est une interrogation dans laquelle nous questionnons de manière telle que nous-mêmes, les questionneurs, cad les hommes qui questionnent, sont mis en question.

(expliquer : l’homme de science qui essaie d’expliquer la réalité fait preuve d’objectivité, cad qu’il se met lui-même entre parenthèses; ce qui parle en lui, ce n’est que la raison, neutre, impersonnelle; en philo, dès qu’on questionne, on est obligé de revenir sur celui qui questionne : qu’est-ce que je suis en tant qu’être humain, qu’est-ce qui me rend capable d’interroger la réalité ?)

Nous verrons que la question fondamentale à laquelle se ramène peut-être la philo est peut-être la fameuse question kantienne : qu’est-ce que l’homme ? ( Kant : 1724-1804) Question à laquelle les sciences ne sont pas à même de répondre.

Les sciences n’ont pas pour objet l’homme comme totalité et unité : la biologogie explique le vivant, et non pas l’homme; la socio cherche à rendre intelligible le fonctionnement des sociétés, mais pas l’homme etc.

D’autre part, sciences et philo ne reposent pas sur la même démarche de l’esprit. Sans doute retrouve-t-on à la fois dans les sciences et la philo une activité de la raison, mais dans le domaine scientifique, cette activité de la raison se limite à deux démarches essentielles : calculer et démontrer - à quoi on peut sans doute ajouter : mesurer.

Les sciences ne connaissent que le calculable et le démontrable, ou plutôt, limitent la réalité à ce qui peut être démontré, calculé et mesuré.

Autrement dit, le réel auquel les sciences ont affaire n’est pas le réel tel qu’il est en lui-même, mais un réel défini par une approche méthodologique limitée au calculable et au démontrable - comme si les sciences ne pouvaient voir qu’un aspect du réel. Le réel en science n’est pas donné, mais construit par les méthodes d’expérimentation, d’observation.

La philo n’accroit pas notre connaissance de la réalité, du moins au sens scientifique du terme “connaître”. Aprés avoir lu l’oeuvre d’un grand philosophe, on n’a pas enrichi notre connaissance, comme aprés la lecture d’un manuel de physique ou de chimie, mais on découvre des problèmes, des difficultés, là où spontanèment, tout nous paraissait aller de soi, être évident.

La philo, elle, tente de penser le monde, cad comme nous le verrons, qu’elle essaie de révéler ce qu’il peut avoir de problématique. Les sciences expliquent des secteurs strictement délimités de la réalité, mais elles ne pensent pas.

La philo, pour reprendre une expression du philosophe allemand Heidegger (1889-1976), est un questionnement; et ce questionnement est une agression sur l’homme dans son entier, débusqué de sa quotidienneté ( cad rupture avec le monde de l’expérience naïve et immédiate ), et renvoyé vers le fondement des choses.

Précision à propos de la notion de réalité. Nous avons dit : la philo pense le monde , la réalité. Cela lui est-il propre ? n’est-ce pas ce que chacun fait ? Cependant, objection : chacun croit être en contact avec le monde, le réel.

Mais chacun appelle peut-être réel ce qui concorde avec ses désirs, ses attentes, ses espérances; il sélectionne des données, les interprète. Autrement dit, cette soi-disant réalité avec laquelle chacun serait en contact, n’est peut-être qu’une image déformée de la réalité, filtrée par la subjectivité. Et cette subjectivité est peut-être un masque qui cache ou déforme le réel, comme nous le verrons en réfléchissant sur la notion d’illusion.

Après avoir dit que la philo n’était pas une science, montrer qu’elle n’est pas sans rapport avec les sciences.

D’abord, parce qu’une des plus vieilles questions de la philo porte sur la connaissance humaine : comment la connaissance de la réalité est-elle possible ? Cad questionnement sur les conditions de possibilité de la connaissance.

Les sciences partent d’une évidence : elles parviennent à expliquer de mieux en mieux le réel. Mais elles ne se demandent pas comment cela est possible.

Les sciences présupposent toutes une valeur : celle de vérité; elles prétendent tenir un discours vrai sur la réalité. Mais la philo se demande : qu’est-ce que la vérité ? Quelles sont les conditions d’un discours vrai ?

On appelera “épistémologie” l’analyse philosophique des conditions de possibilité de la connaissance scientifique. La philo pose alors des questions qui sont en dehors des préoccupations des savants : quelle est la valeur des lois scientifiques ? Quel est le fondement des mathématiques ? Qu’est-ce qui fait que les maths nous permettent d’expliquer la réalité naturelle ?

On pourrait dire que les sciences sont tournées vers le dehors : la réalité. La philo est tournée vers l’intérieur :l’esprit humain en tant qu’il est capable de connaissance.

** (ajout à la page 4) Philosophie et sciences partagent une caractéristique : le fait de penser abstraitement, penser par concepts. On reproche souvent à la philosophie son abstraction : c’est un mauvais procès ; sans abstraction, il n’y aurait ni connaissance en sciences, ni pensée en général.

Il faudrait d’ailleurs distinguer deux formes d’abstraction : une bonne et une mauvaise. Hegel a montré que le sens commun était spontanément dans l’abstraction :


Penser ? Penser de façon abstraite ? Rette sich, wer kann ! Sauve qui peut ! J’entends déjà crier ainsi quelque traître, soudoyé par l’ennemi, qui va clabaudant contre cet essai parcequ’il y sera question de métaphysique. Car métaphysique - tout comme abstrait, et même penser - est un mot devant lequel chacun, plus ou moins, prend la fuite comme devant un pestiféré. (...)
Qui pense abstrait ? L’homme inculte, non pas l’homme cultivé. (...)
Tout ce qu’il me faut, c’est citer, à l’appui de ma proposition, des exemples tels que chacun conviendra qu’ils la contiennent. Voici : un assassin est conduit au lieu d’exécution. Pour le commun, il n’est rien d’autre qu’un assassin. Des dames hasardent peut-être la remarque qu’il est bâti en force, qu’il est bel homme, qu’il est intéressant. Ce même commun trouve la remarque atroce. Quoi ? Beau, un assassin ? Comment peut-on avoir l’esprit assez mal tourné et trouver beau un assassin ? C’est à croire que vous ne valez guère mieux ! Voilà bien la corruption morale qui règne chez les gens distingués, ajoutera peut-être le prêtre qui connaît le fond des choses et des coeurs.
Un connaisseur des hommes ira chercher le processus qui a acheminé cet homme vers le crime, trouvera dans sa biographie, dans son éducation, des relations familiales difficiles entre le père et la mère, un châtiment excessif à la suite d’une peccadille de cet homme, rendu ainsi amer à l’égard de l’ordre social, un premier geste en retour contre cet ordre, geste qui l’en a expulsé et ne lui a laissé désormais d’autre possibilité qu’une existence fondée sur le crime. Il peut bien se trouver des gens pour dire, en entendant de telles choses : “ Celui-là veut excuser l’assassin ! “ Je me souviens bien avoir entendu dans ma jeunesse un bourgmestre se plaindre que les écrivains poussaient les choses trop loin, qu’ils cherchaient à extirper complètement le christianisme et l’honnêteté : l’un d’entre eux avait écrit une défense du suicide, épouvantable, trop épouvantable ! Questionné plus avant, il apparut qu’il entendait par là Les souffrances du jeune Werther.
C’est là ce qui s’appelle avoir la pensée abstraite : ne voir dans l’assassin rien d’autre que cette qualité abstraite qu’il est un assassin et détruire en lui, à l’aide de cette simple qualité, tout le reste de son humanité.

Hegel. Wer denkt abstrakt ? Sämtliche Werke.

Si la philo n’est pas un savoir comme peuvent l’être les sciences, disons qu’elle est une attitude interrogative à l’égard du monde, une certaine manière de poser des questions qui ne se forment pas spontanément dans l’esprit des hommes.

Cet aspect interrogatif a été souvent affirmé par les philosophes : Jaspers disait que “les questions en philo sont plus essentielles que les réponses.” Jankelevitch que “philosopher revient à ceci : se comporter à l’égard de l’univers comme si rien n’allait de soi.” Russell que “la philosophie tire sa valeur de son incertitude même.”

Philosophie et inquiétude.

L’on pourrait dans un premier temps définir la philo comme une inquiétude de la pensée, mais comme nous allons le voir, pas au sens psychologique du terme inquiétude.

Alors, deux questions :

- qu’est-ce qui fait naître cette inquiétude ?
- sur quoi va-t-elle s’exercer ?

I L’ETONNEMENT.

D’abord, le problème de la naissance de cette inquiétude. Depuis son origine, cad depuis les grecs de l’antiquité, on a coutume de lier le début du questionnement philosophique à l’étonnement. Comprendre le sens précis de ce concept.

Il ne s’agit pas d’une simple attitude psychologique devant tel ou tel événement ou tel ou tel comportement humain particulier; mais d’une attitude globale de la pensée devant la totalité du réel, ou comme le disaient les grecs, devant l’Être.

Ce recul, cette mise à distance du monde qui nous fait l’éprouver dans toute son étrangeté, est lié à la condition même de l’homme.

La pierre se contente d’être là, l’arbre se contente de vivre, l’animal est rattaché à la nature par un système de besoins et d’instincts qui fait qu’il adhère à la réalité naturelle. Cet animal peut éprouver du plaisir, de la peur, provoqués par des objets particuliers ou des événements particuliers, mais jamais il ne pourra prendre la totalité du réel comme objet d’examen.

Raison pour laquelle on ne parlera pas d’existence à propos de l’animal, mais simplement de vie. Il faudra réserver la notion d’existence pour caractériser la forme de présence au monde de l’homme et de lui seul.

La vie est du côté du biologique. Le monde animal est dominé par des déterminismes naturels, régi par des instincts. Instinct, cad impulsion naturelle à agir d’une certaine manière qui exclut la liberté de choix et la volonté.

Le comportement de l’animal est un effet qui est déterminé par une cause naturelle (obéissance à l’ordre de la causalité) Définition plus précise de l’instinct :

- impulsion à agir qui est innée; cad que l’animal possède en lui à la naissance comme une caractéristique naturelle, et qui donc n’a pas à être apprise.

- impulsion qui est uniforme, cad identique chez tous les individus qui appartiennent à une espèce et qui n’est pas susceptible de perfectionnement ( même si nous serons amenés à nous poser la question de savoir si l’animal est susceptible d’apprentissage)

- impulsion spécifique, cad propre à chaque espèce animale.

A quoi il est possible d’opposer l’indétermination de l’existence de l’homme. De nombreux philosophes ont dit qu’avec l’homme, on assiste à l’émergence de la liberté et de l’indétermination dans le monde de la nature soumis à des lois.

Cela nous conduira à réfléchir aux rapports de l’homme et de la nature; N’est-il qu’un produit de la nature ? A-t-il une nature autre que les autres êtres de la nature ? Est-il dépourvu de nature ?

L’on dira pour le moment que l’animal mène une vie immédiate (au sens philosophique, cad dépourvue de médiation), cad qu’il adhère à ses conditions naturelles d’existence; il est immergé dans son environnement; ce qui est au-delà de ce que ses sens peuvent percevoir est comme si cela n’existait pas.

L’homme est un animal vivant, mais en plus de cela il existe, cas qu’il a conscience d’être, il a la possibilité de s’examiner lui-même, et d’examiner le monde. L’homme existe médiatement, cad qu’il se rapporte à lui-même et au monde par des médiations :

- la conscience, cad la présence vécue de l’homme à lui-même et au monde; également le retour sur ce que je pense et vit pour l’examiner, ce que l’on appelle la conscience réfléchie. (je pense puis je peux examiner ce que j’ai pensé pour savoir si j’ai pensé avec cohérence)

- médiation du langage : l’homme est l’être qui parle, ou, comme le disaient les grecs, qui possède le logos. Pas de rapport au monde ou à soi-même qui ne passe par l’élément du langage. Pas de pensée pure; l’on ne peut penser que dans l’élément du langage. Même pas de perception pure : intrication du percevoir et du nommer. Entre nous et le réel, il y a un “ordre symbolique”.

- médiation du travail : l’homme est l’être qui travaille our satisfaire ses besoins, qui par le travail modifie le réel et par là-même se modifie lui-même.

Conscience, langage et travail introduisent entre l’homme et lui-même et le monde une distance. Et c’est dans cette distance que va naître l’étonnement. C’est donc la spécificité de notre condition d’être humain qui nous entraîne vers le questionnement philosophique.

Ce qui nous montre que la philo est bien autre chose qu’une simple discipline scolaire parmi d’autres : elle est une des possibilités essentielles de l’homme.

Nous avons dit que la conscience conduisait l’homme à l’étonnement. Cela, pratiquement tous les grands philosophes l’ont affirmé. On le trouve dès les origines de la philo : dans un dialogue de Platon (428-348) intitulé : “Théétète”, celui qui fut le maître de Platon, cad Socrate (469-399), dit la chose suivante :

“Car c’est tout à fait l’état d’un philosophe : s’étonner. La philosophie n’a pas d’autre principe que celui-là; et celui qui a fait d’Iris la fille de Thaumas n’est pas un mauvais généalogiste.” (référence au poète Hésiode, auteur d’un poète intitulé Théogonie, dans lequel Iris est la messagère des dieux auprés des hommes; le mot grec thaumas signifie étonnement)

L’on trouve également chez Platon l’idée suivante :

“ Notre oeil nous a fait participer au spectacle des étoiles, du soleil et de la voute céleste. Ce spectacle nous a incité à étudier l’univers entier. De là est née pour nous la philosophie, le plus précieux de tous les biens que les dieux aient accordé à la race des mortels.”

Ensuite, Aristote (384-322), auteur d’un ouvrage intitulé “Métaphysique” (ce qui en grec veut dire ce qui est au-delà de la nature) :

“Ce fut, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant ainsi pei à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l’univers. Apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (et c’est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe - philomythos, philosophos -, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu’ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s’appliquent aux nécessités, et ceux qui s’intéressent au bien-être et à l’agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n’avons en vue, dans la Philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n’est pas la fin d’autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule est sa propre fin.”

Métaphysique A, 2 982b.

L’on pourrait donc résumer de la façon suivante : l’étonnement, l’admiration, l’inquiétude sont des sentiments premiers face à la grandeur du monde, la beauté du ciel, la force des éléments et la brièveté de nos vies. Platon nous rappelle que Thaumas a une fille, Iris, qui est la messagère des Dieux; elle porte une écharpe d’arc en ciel à sept couleurs; on disait que ces sept couleurs symbolisaient les sept voyelles ou sons de l’alphabet grec.

Quel est le sens de ce mythe ? Cela veut dire que c’est la parole ou le discours, le logos, qui articule le premier étonnement, presque religieux, pour le formuler en terme d’interrogation profane. Ainsi naît le questionnement rationnel, lorsque l’entendement change en interrogation philosophique l’émotion qui saisit le grec devant le spectacle du monde.

Mais on pourrait dire : dans ce cas, n’importe quel être humain est capable d’étonnement; pourquoi alors se fait-il que la philosophie, comme son nom l’indique (amour de la sagesse), soit née en Grèce et seulement là ?

On parle parfois d’une philo chinoise ou hindoue pour caractériser des doctrines qui tentent de donner du sens à l’univers et à la vie humaine; mais nous verrons que l’entreprise de questionnement qui est née dans la Grèce antique a des caractéristiques qui n’appartiennent qu’à elle et font que l’on peut à bon droit parler de philosophie occidentale, même si en droit, les questions posées par la philo peuvent être repris par n’importe quel être humain, indépendamment de sa culture ou de la tradition historique à laquelle il appartient. Il faudra donc montrer qu’il a fallu des conditions historiques pour rendre possible l’apparition de ce que l’on a parfois appelé le “miracle grec”.

Prendre acte de la gratuité de la démarche philosophique, qui s’oppose à ce qui est utilitaire chez l’homme, tant sur le plan de la connaissance que de l’action.

Mais contrairement à ce que pourraient laisser supposer ces références à Platon et à Aristote, l’étonnement philosophique ne porte pas seulement sur la nature, sinon on ne comprendrait plus trés bien ce qui distingue la philosophie de l’enquête sur la nature que les grecs ont appelé “physique”.

Or, avons-nous dit, la philosophie n’est pas une science et ne prétend pas le devenir. L’étonnement philosophique porte sur toutes les dimensions de la réalité : sur l’homme lui-même et sa capacité de questionnement, sur ses rapports avec ses semblables, sur les cadres sociaux, politiques, institutionnels dans lesquels il vit, sur le langage dont il se sert pour communiquer avec ses semblables.

Pour mieux comprendre cela, possibilité de se référer à un philosophe moderne qui lui aussi a fait de l’étonnement le commencement de la philo :

Schopenhauer, philosophe allemand (1788-1860), auteur d’un ouvrage publié en 1818 et intitulé : “le monde comme volonté et comme représentation.”

Il y avance : “ Excepté l’homme, aucun être ne s’étonne de sa propre existence; c’est pour tous une chose si naturelle qu’ils ne la remarquent même pas.”

Deux choses à remarquer : seul l’homme est capable d’étonnement; mais tous les hommes n’accèdent pas à l’étonnement philosophique; beaucoup restent en deça. Et nous montrerons que ce n’est pas une affaire de culture, ou de défaut d’instruction.

Plus tard, nous essayerons de comprendre pourquoi beaucoup d’hommes refusent l’étonnement et se contentent d’un rapport “naïf” à leur propre existence et au monde qui les entoure ( naïf, cad dépourvu de questionnement, ou d’attitude réflexive)

Pour le moment, essayer de comprendre la source de l’étonnement. Nous avons dit : c’est la conscience; mais la conscience de quoi ? Schopenhauer dit : la conscience de sa finitude. Concept philosophique fondamental. Finitude veut dire que l’homme est un être limité.

- limité dans le temps, comme tous les êtres vivants pourrait-on dire. Oui, mais seul l’homme se sait mortel, voué à la mort; l’animal ne se sait pas mortel.

- limité quant à sa faculté de connaître le monde. L’homme possède des sens, mais ceux-ci peuvent être trompeurs; il est doté d’une faculté de connaître qu’on appelle la raison, mais celle-ci est peut-être limitée dans ses pouvoirs; il y a peut-être des objets qu’elle ne nous permet pas de connaître.

- finitude également au sens que nous ne pouvons atteindre le monde que par l’intermédiaire des mots du langage. Mais quelle confiance pouvons-nous accorder au langage dans son pouvoir de nommer les choses ? D’ailleur, est-il sûr que le langage nous fasse accèder au réel ?

- finitude au sens moral également : l’homme est un être capable d’agir, mais également d’évaluer ses actions, de se poser la question de ce qu’il doit faire. Mais comment fonder les critères sur lesquels règler nos choix, nos actions ? Ne peut-il se tromper ?

Il y comme une sorte d’indécision fondamentale de l’action ou du moins un caractère problématique des valeurs. Le bien, le juste peuvent-ils être connus par nous ? Pouvons-nous délibérèment choisir de faire ce que nous ne devrions pas faire ? Si nous pouvons nous poser ces questions, c’est que nous sommes des êtres imparfaits. C’est la finitude au sens moral.

Donc la finitude n’est pas un simple accident, mais une donnée constitutive de notre condition d’être humain.

Pour Schopenhauer, c’est essentiellement la prise de conscience de la mort, la considération de la misère de la vie qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique. Pourquoi faut-il qu’il y ait la mort et la souffrance, c’est cela qui est à la racine de l’étonnement :

“Si notre vie était sans douleur et si nous n’avions pas conscience de la mort, toutes les choses se comprendraient d’elles-mêmes et l’homme ne serait pas poussé à s’interroger sur sa propre existence.”

C’est donc cette conscience de la finitude qui produit dans l’homme ce que Schopenhauer nomme un “besoin métaphysique”, cad une tendance à poser les questions ultimes de la signification du réel et de notre existence.

Il ne faut pas confondre cet étonnement devant la totalité du réel avec une pure et simple attitude psychologique à l’égard de notre environnement. Nous pouvons bien sûr nous étonner de rencontrer quelqu’un que nous ne nous attendions pas à voir, ou de voir arriver un événement imprévu, mais ce n’est pas de l’étonnement au sens philosophique.

Pour que l’étonnement soit philosophique, il faut qu’il porte sur ce que le philosophe allemand Jaspers appelait les situations-limites de l’humanité : cad des situations fondamentales qu’implique toute vie humaine quelle qu’elle soit, et qu’aucun homme ne peut dépasser :

Ces situations limites sont celles-ci : je dois mourrir; comme je suis un être vivant, je suis condamné à la souffrance, physique et morale; je dois vivre avec mes semblables au sein d’une cité et je dois parvenir à régler mes rapports avec eux, je parle; je fais l’expérience du conflit et de la contradiction.

C’est là l’origine (au sens non historique du terme) de la philosophie; cad la source dont jaillit l’impulsion à philosopher. Cependant, problèmes :

- d’un côté, en nous référant aux penseurs grecs, on a eu l’impression d’une sorte de gratuité du questionnement, d’une sorte de luxe dans l’exercice de la pensée, une fois que l’on s’est débarassé des besoins les plus urgents et que l’on a acquis une sorte de sécurité de l’existence matérielle, avec Schopenhauer, on a au contraire l’impression d’une nécessité impérieuse qui nous pousserait à questionner afin de trouver des réponses aux questions qui inquiètent les hommes. Ces deux points de vue sont-ils nécessairement incompatibles ? Nous montrerons que non.

- si ces situations-limites définissent la condition même de l’homme et non pas la situation de quelques êtres humains, comment se fait-il que tous les hommes ne philosophent pas,

En effet, d’une part, beaucoup d’hommes se détournent du questionnement philosophique,

L’on pourrait partir d’une constatation très banale : les hommes regardent les philosophes comme des êtres curieux, comme des êtres qui ne sont pas exactement comme eux :

Celui qui dit à son interlocuteur : “vous êtes philosophe” n’a pas l’intention de dire quelque chose de désagréable ou de blessant, mais il semble vouloir indiquer que le philosophe ne comprend rien aux choses sérieuses de la vie, qu’il a réussi à se construire une existence dans laquelle il se trouve à son aise, mais qui le détournerait des vrais problèmes dans lesquels se débattent les hommes ordinaires. L’expression : “vous, vous êtes un philosophe” est un compliment qui se moque de son destinataire.

Vieux reproche à l’égard de la philosophie : elle se préoccuperait de choses futiles ou tellement éloignées de la vie ordinaire qu’elle serait une activité finalement dérisoire.

Apparamment, en effet, quelle importance de s’interroger sur la perception, l’imaginaire, quand le monde se débat dans de considérables difficultés économiques; sur le langage, alors que tout le monde parle et que l’on ne voit pas ce que la philosophie pourrait bien nous apprendre sur quelque chose que nous faisons à tout instant sans même y penser. etc...

On reproche à la philo de ne pas “être en prise sur la vie”, ou d’être une sorte de “luxe intellectuel” dont on peut parfaitement bien se passer pour vivre.

C’est là une particularité de la philo : contrairement aux sciences et aux techniques, qui sont admises par tout le monde et font partie de notre paysage familier, la philo a toujours besoin de se justifier, de justifier son existence et sa démarche, non pas à ses propres yeux, bien sûr, mais aux yeux de ceux qui ne font pas de philosophie, ou qui s’en désinteressent.

L’on pourrait alors poser la question suivante : pourquoi ceux qui se sentent attirés vers cette démarche étrange ne la pratiquent-ils oas dans leur coin, sans ennuyer ceux qui souhaitent se consacrer à des activités plus sérieuses ? Pourquoi les philosophes veulent-ils enseigner, forcer les hommes à se poser des questions qu’ils ne se poseraient pas naturellement ?

Y aurait-il un danger dans l’absence de réflexion philosophique, dans l’absence de pensée ? Nous verrons que les premiers philosophes ont répondu oui à cette dernière question. En affirmant que le monde n’est peut-être pas tel qu’il devrait être. Ce qui ne veut pas dire que le philosophe soit un réformateur, ou encore moins, un révolutionnaire.

Pour reprendre le premier point : beaucoup d’hommes cherchent à se dissimuler à eux-mêmes ces situations-limites, en adhérant d’emblée et sans réflexion à des systèmes d’idées tout faits que leur propose le monde historique et culturel dans lequel ils vivent, ce que l’on appelle des dogmes, qui se présentent eux-mêmes commes des explications définitives du monde, qu’il n’est pas nécessaire de questionner, parce qu’ils ont pour eux le poids de l’ancienneté, ou du nombre (beaucoup d’hommes y adhèrent)

Ces dogmes, ce peuvent être des croyances religieuses, des convictions politiques, ou ce que l’on appelle en philosophie l’opinion - notion essentielle et complexe, sur laquelle il faudra revenir, parce que depuis ses débuts grecs, la philo s’est définie elle-même comme une lutte contre l’opinion.

Philosopher, pourrait-on dire dans un pemier temps, c’est essayer de se déprendre de nos croyances, de nos certitudes, afin de les mettre à distance de nous même pour en examiner la valeur.

Ce qui nous permet d’introduire deux thèmes importants pour définir la philosophie : la philo est “attitude réflexive”, et elle consiste à mettre en oeuvre un “doute”.

Mais avant d’aborder ces points, commencer un travail de définition terminologique, si important en philo. En effet, confondre le sens des mots, c’est introduire de la confusion dans la pensée, et la philosophie est très attentive aux définitions minutieuses, nécessaires à cause de la polysémie du langage ordinaire.

Nous avons parlé de croyance : en philo, on ne vous demande à croire en rien mais de penser. Que veut dire “croire” ? Qu’est-ce qu’une croyance ?

Au sens le plus général du terme, une croyance est une attitude de l’esprit qui adhère à un énoncé, à une affirmation, sans pouvoir en administrer la preuve complète.

La croyance peut alors désigner tous les degrés de probabilité, de l’opinion la plus vague à la vérité scientifique passée dans la mentalité commune. Ainsi, aujourd’hui, tout le monde “croit” que la terre est ronde, mais bien peu nombreuses seraient les personnes capables d’en administrer la preuve.

La croyance est aussi l’acte de tenir pour vrai, de la part de l’esprit. La croyance s’accompagne alors de conviction, cad de la certitude de la vérité de ce que nous avançons.

Mais il ne faut pas confondre vérité et certitude. Cette dernière n’est qu’une disposition psychologique de notre esprit, mais qui peut n’avoir pas de fondement, cad ne s’appuyer sur aucune raison valable ou objective.

La philosophie peut alors être dans un premier temps être définie comme une attitude anti-dogmatique. Se référer à la définition kantienne de ce que l’on appelle un “dogme” (préface à la première édition de la critique de la raison pure 1781) :

“Est dogmatique tout mode de pensée qui ne réfléchit pas ses propres règles de pensée, qui ne se pose pas la question de savoir à quelles conditions sa pensée peut s’exercer.”

Autrement dit, est dogmatique toute démarche qui ne se pose la question : “de quel droit est-ce que je pense ce que je pense .” (quelle est la différence entre la question : pourquoi est-ce que je pense cela ? et la question : de quel droit...?)

Les hommes peuvent également se protèger du questionnement philosophique en se réfugiant dans la banalité du quotidien, qui nous fournit les cadres rassurants de notre existence et nous évitent de penser.

Il faudrait alors dire que pour pouvoir philosopher, soit il ne faut pas encore avoir été laminé par cette banalité du quotidien, soit remonter la pente naturelle à la paresse qui cherche à nous dispenser de penser, pour être de nouveau capable de porter sur la réalité un regard neuf.

Peut-être y a-t-il dans l’enfant cette fraîcheur du regard qui est la condition sine qua non de la philosophie. L’enfant qui demande : “pourquoi y a-t-il la mort ?” ou “pourquoi est-ce que je suis moi ?” possède une capacité d’étonnement intacte à l’égard du réel.

Jaspers faisait remarquer :

“ Les enfants ont souvent une sorte de génie qui se perd lorsqu’ils deviennent adultes. Tout se passe comme si, avec les années, nous entrions dans la prison des conventions et des opinions courantes, des dissimulations et des préjugés, perdant du même coup la spontanéité de l’enfant, réceptif à tout ce que lui apporte la vie qui se renouvelle pour lui à chaque instant; il sent, il voit, in interroge, puis tout cela lui échappe bientôt. Il laisse tomber dans l’oubli ce qui c’était un instant révélé à lui, et plus tard il sera surpris quand on lui racontera ce qu’il avait dit et demandé.”

Bien sûr, la spontanéité de l’enfant ne suffit pas à faire de lui un philosophe. L’étonnement n’est que la condition de possibilité de la philo. Mais toute la difficulté de la philo est dans la construction des questions pertinentes posées à la réalité et suscitées par cet étonnement premier.

Sur quoi va porter cet étonnement ? Autrement dit, quel va être l’objet de l’étonnement philosophique ? Cet étonnement n’est pas une simple attitude psychologique indifférenciée; elle porte sur des objets bien particuliers qui sont l’objet même de la réflexion philosophique : ce que l’on pourrait appeler des “objets problématiques”.

Que veut dire cette notion d’objet problématique ?

Pour le faire comprendre, d’abord rappeler que la philo n’est pas un savoir positif comme peut l’être la physique, la chimie, ou n’importe laquelle des sciences de la nature. La philo s’interroge sur le travail, la justice, l’Etat, la perception, la vérité, le droit, la violence, le langage etc... Quels peuvent bien être les points communs entre toutes ces notions ?

D’abord on pourrait dire qu’ils constituent autant de problèmes issus de ce que Jaspers appelait les situations-limites qui définisent la condition de l’homme.

Je suis un humain, c’est-à-dire que je vis en société, je travaille, je dois vivre avec mes semblables, je parle avec eux pour tenter de communiquer, j’essaie de donner du sens à mon existence, je sais que je devrai mourir : il y a là autant de situations auxquelles nul être humain ne peut échapper.

En quoi y a-t-il là qqchose de problématique ? On pourrait le comprendre en montrant ce qui distingue l’homme de la simple animalité, ce qui fait de lui un être à part au sein de la réalité (bien qu’il soit aussi un animal, mais il n’est pas que cela)

Un animal a des instincts : autrement dit, dès sa naissance, il y a en chaque animal un ensemble de schémas de comportement tout prêts, se déclanchant quand il le faut, de façon à assurer la survie de l’animal et son adaptation à son milieu. L’animal est un être que la nature a créé achevé. Seul l’homme est un être inachevé.

Le philosophe Alquié disait : “ L’homme n’a pas d’instincts. A sa naissance, il est livré sans armes à ce qui va lui advenir. L’enfant ne sait rien et possède tout au plus la forme vide d’une raison que seule l’expérience viendra nourrir.”

Ce qui veut dire que l’homme doit de créer, il doit produire sa propre humanité. Kant disait cela en affirmant que “l’homme n’a pas de nature “, et le philosophe allemand Fichte (1762-1814) avançait que “l’homme originairement n’est rien”.

Cela veut dire que l’homme ne peut modifier les cadres fondamentaux de sa condition, mais comme ces cadres sont vides, c’est à lui de les remplir. Il doit construire les institutions qui vont définir le cadre qui sera celui de sa vie sociale et politique, il doit trouver comment se comporter avec ses semblables, inventer son rapport à autrui. C’est donc sur l’homme que repose la responsabilité de remplir les cadres vides de sa condition.

Cela doit permettre de comprendre que de nombreux philosophes ont pu dire que l’homme était “le seul animal qui devait être éduqué”. Ce qui veut dire que c’est l’homme qui doit former l’homme alors que c’est la nature qui forme l’animal. Et Kant ajoutait que les deux questions les plus difficiles à résoudre étaient celles de savoir comment éduquer et comment gouverner les hommes.

L’on pourrait alors dire que la philosophie est une réflexion sur ces expériences humaines fondamentales, pour tenter de les penser. C’est donc non pas une spéculation gratuite, mais une confrontation avec ce qu’il y a de plus essentiel en nous. L’homme est un problème pour lui-même.

Raison pour laquelle toutes les questions que la philo peut poser se ramènent finalement à une seule : qu’est-ce que l’homme ? C’est Kant qui disait que les questions philosophiques étaient essentiellement au nombre de trois :
- que puis-je savoir ?
- que dois-je faire ?
- que m’est-il permis d’espérer ? (question qui porte non pas tant sur la vie future, aprés la mort, que sur la destination même de l’homme )

Mais finalement ces questions se ramènent à cette dernière : qu’est-ce que l’homme ?

L’on dira alors que les objets dont s’occupe la philo sont problématiques en ce sens qu’ils doivent poser problème à tout être humain, dans la mesure où aucun être humain ne peut mener une vie simplement animale, en se contentant de vivre au sens biologique du terme.

Mais il y a un deuxième sens à la notion d’objet problématique. C’est que ces objets, à la différence des objets dont s’occupent les sciences de la nature, ne peuvent donner lieu à une connaissance définitive qui permettrait l’accord de tous les esprits.

C’est la nature de ces objets qui fait qu’il n’y aura jamais d’accord définitif sur ce qu’est la nature du travail, de l’Etat, les rapports avec nos semblables, sur les règles morales ou juridiques qui doivent organiser la vie en commun des hommes.

On a souvent dit que la philosophie ressemblait à une sorte de champ de bataille intellectuel où les théories, les doctrines les plus différentes et les plus opposées venaient s’affronter, et on a opposé cette situation à l’accord auquel les hommes de science peuvent parvenir dans leur discipline.

On en a alors parfois tiré la conclusion que la philo était une activité de l’esprit vaine, frivole ou dérisoire, opposée au sérieux de la connaissance scientifique.

Mais ce n’est pas l’insuffisance de la philo et de ses démarches qui produit ce résultat, mais la nature même des objets qu’elle essaie de penser. La philo s’occupe de problèmes qui seront constamment remis en chantier, aussi longtemps qu’il y aura des humains pour vivre et pour penser.

Le problème de notre attitude devant la mort, ou le fait de savoir ce qu’est la justice, ont été posés par les premiers philosophes il y a 25 siècles en grèce. Mais ils ressurgissent à chaque génération humaine comme des problèmes neufs, comme s’ils étaient posés pour la première fois, même si nous pouvons nous aider pour penser de ce qu’on déjà pensé les philosophes au cours de l’histoire.

Jaspers disait : “ Le mot grec philosophe est formé par opposition à sophos. Il désigne celui qui aime le savoir, par différence avec celui qui, possédant le savoir, se nomme savant. Ce sens persiste encore aujourd’hui : l’essence de la philo, c’est la recherche de la vérité, non sa possession. Faire de la philo, c’est être en route. Les questions, en philosophie, sont plus essentielles que les réponses, et chaque réponse devient une nouvelle question.”

Raison pour laquelle la philo, c’est l’ensemble des tentatives, souvent divergentes et contradictoires, pour expliciter les cadres fondamentaux de notre expérience du monde et des hommes.

Raison aussi pour laquelle en philo, il ne saurait y avoir de progrés ni de problèmes dépassés ou désuets. Nos connaissances scientifiques ont certes progréssé depuis Platon, mais nous n’avons pas progréssé dans notre façon de nous demander par exemple ce que doit être la justice.

Ce qui fait en outre la différence entre la connaissance scientifique et la réflexion philosophique, c’est que cette dernière ne concerne pas seulement la dimension de la connaissance, mais la totalité de l’être de l’homme.

On peut mener une vie humaine sans savoir quelle est la structure du code génétique ou sans savoir résoudre une équation à plusieurs inconnues, mais on ne peut mener une vie humaine, cad qui ne soit pas seulement un entretien de nos fonctions physiologiques sans nous confronter aux objets problématiques de la philo, parce qu’ils surgissent de notre condition même d’être humain.

Si nous ne voulons pas que l’homme se transforme en un simple animal ingénieux, technicien, parlant et social, il faut comprendre que ce qui définit notre humanité, c’est notre capacité à questionner.

La connaissance scientifique ne peut pas, par principe, répondre aux questions posées par la philo. La connaissance des mécanismes biologiques du vieillissement cellulaire ne nous fera pas trouver moins problématique notre propre finitude, et ne nous dirons pas comment nous comporter devant la mort. Possibilité de multiplier les exemples. Possibilité d’avancer cette idée sur laquelle il faudra revenir : les sciences ne sauraient tenir lieu de sagesse.

Retenir pour le moment qu’il n’y a pas de concurrence entre la philo et les sciences, parce que leurs démarches ne se situent pas sur le même terrain. Ce qui est bien montré par ce texte de Russell.


“La valeur de la philosophie doit être recherchée pour une bonne part dans son incertitude même. Celui qui n’a aucune teinture de philosophie traverse l’existence, emprisonné dans des préjugés qui lui viennent du sens commun, des croyances habituelles à son temps et à son pays, et des convictions qui se sont développées en lui sans la coopération ni le consentement de sa raison. Pour un tel individu, le monde est sujet à paraître précis, fini, évident; les objets habituels ne lui posent aucune question et les possibilités non familières sont dédaigneusement rejetées. Dès que nous commençons à philosopher, au contraire, nous trouvons que même les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne conduisent à des problèmes auxquels nous ne pouvons donner que des réponses très incomplètes. La philosophie, bien qu’elle ne soit pas en mesure de nous dire avec certitude quelle est la vraie réponse aux doutes qu’elle élève, peut néammoins suggérer diverses possibilités qui élargissent le champ de nos pensées et les délivrent de la tyrannie de la coutume. Tout en diminuant notre certitude à l’égard de ce que sont les choses, elle augment beaucoup notre connaissance à l’égard de ce qu’elles peuvent être; elle repousse le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n’ont jamais pénétré dans la région du doute libérateur et garde vivace notre sens de l’étonnement en nous montrant les choses familières sous un aspect non familier.”

Bertrand Russell. Problèmes de philosophie. 1912.


Notions fondamentales :

- Préjugé

Dans sa “logique”, Kant donne la définition suivante du préjugé :

“ Les préjugés sont des jugements provisoires acceptés comme principes “

Les jugements provisoires : quand nous méditons sur un sujet quelconque, il faut bien commencer par des jugements provisoires, par lesquels on explore la réalité, avant de la connaître réellement. Ce sont donc des jugements en attente de preuves, ou de vérification;

Le préjugé, c’est le fait de prendre un tel jugement provisoire comme point de départ duquel on va déduire une chaîne de conséquences, comme si ce point de départ avait une valeur de vérité.

Raison pour laquelle, dit Kant, le préjugé produit des jugements erronés.

Il y a également préjugé lorsque l’on prend des raisons subjectives (basées sur des désirs, des espérances, des craintes etc...) pour des raisons objectives.

Cette confusion provient du fait que nous jugeons sans réflexion, c’est-à-dire sans poser la question : “de quel droit est-ce que je pense ce que je pense ?” Idée d’une passivité de la raison.

Les principales sources de préjugés sont : l’imitation, l’habitude.

D’abord, l’imitation : il y a une forte tendance à tenir pour vrai ce que d’autres ont considéré comme tel. D’où le préjugé commun : “ce que tout le monde fait est bien”.

Préjugé de l’autorité :

Préjugé de l’aurorité de la personne (lié à sa réputation, sa célébrité) c’est ainsi que l’on croira plus volontiers une déclaration d’un homme de science, même sur un domaine qui ne touche pas à sa compétence. Développer.

Préjugé de l’autorité du grand nombre : ce que tous affirment ne pourrait être faux. Kant parle des péjugés de l’ignorant en faveur de l’érudition, et des péjugés des érudits en faveur du sens commun.

Préjugé de l’autorité de l’âge : ce qui est antique doit être vénéré ou respecté. Avec son complément : le préjugé de la nouveauté : il faut innover !!

A quoi s’ajoute le préjugé d’amour propre ou encore “égoïsme logique”, qui fait que “l’on tient l’accord de son propre jugement avec les jugements d’autrui pour un critère superflu de la vérité. Donc, il ne s’agit pas de revendiquer une pensée solitaire contre la pensée du nombre : il doit être possible de trouver une forme d’accord avec autrui qui ne soit pas seulement adhésion passive à l’opinion grégaire.

Le préjugé est un défaut du jugement, aux deux sens du terme “défaut”.

Kant parlera de la superstition comme d’une forme par excellence du préjugé, la superstition étant le préjugé qui consiste à se représenter la nature comme n’étant pas soumise à des lois. D’où la croyance aux miracles.



- Croyance.

Notion trés plurivoque.

Au sens le plus large, une croyance est un certain état mental qui porte à donner son assentiment à une certaine représentation, ou à porter un jugement dont la vérité objective n’est pas garantie et qui n’est pas accompagné d’un sentiment subjectif de certitude.

La croyance est alors synonyme d’opinion, qui n’implique pas la vérité de ce qui est cru, et s’oppose au savoir, qui implique la vérité de ce qui est su.

La croyance comme opinion désigne alors un assentiment donné à des représentations intermédiaires entre le vrai et le faux, et qui ne sont que probables.

Le sens de la notion de croyance va varier en fonction du degré de garantie objective accordé à la représentation, et le degré de confiance subjective que le sujet éprouve quant à la vérité de cette représentation.

Quand la croyance n’a qu’une garantie trés faible de garantie objective, on parlera d’opinion fausse, ou de préjugé, d’illusion. Ainsi, les idées entretenues au sujet de phénomènes surnaturels ou magiques, ou d’êtres et d’événements merveilleux.

Quand les croyances sont susceptibles d’être vraies ou d’avoir un certain fondement objectif, sont en attente de vérification ou de justification, on parlera de conjectures, de suppositions, d’hypothèses.

Quand on veut désigner des croyances pour lesquelles le sentiment subjectif d’adhésion est trés fort, mais dont le fondement objectif n’est pas garanti, on parlera de convictions, ou de dogmes.

La croyance deviendra foi lorsqu’elle est une affirmation qui va au-delà de ce que des preuves ou des connaissances objectives peuvent confirmer. (c’est le cas de la croyance religieuse, cad la foi).

Donc :

Un trait essentiel des croyances est qu’elles sont susceptibles de degrés.Faut-il se méfier absolument de toute forme de croyance ? Toute croyance nous conduit-elle inéluctablement vers l’erreur, et les risques d’asservissement qu’elle implique ? Le rationalisme affirmera qu’il n’y a de connaissance que rationnelle. Mais n’y a-t-il pas des croyances qui peuvent être rationnelles ? C’est le problème de savoir si les croyances sont seulement des formes de l’erreur qui peuvent être expliquées par des causes (des désirs, l’ignorance, des passions, au sens général), ou si elles peuvent éventuellement être justifiées par des raisons. Problème également de savoir s’il y a vraiment des croyances collectives.

Une chose est sûre, c’est que dans les domaines où l’on a affaire au pur raisonnement logique, comme en mathématiques, ou à l’expérimentation, et à des preuves expérimentales, comme dans les sciences de la nature, il n’y a aucune place pour des croyances.

Mais même la connaissance la mieux fondée, comme les sciences, peuvent susciter à leur égard des croyances : ainsi, il peut y avoir des croyances, peut-être irrationnelles, à propos du pouvoir libérateur de la connaissance scientifique. Peut-être que l’affirmation selon laquelle les sciences nous font accéder à la réalité telle qu’elle est n’est-elle qu’une croyance.

En tout cas, plus nous essayons de penser des domaines qui échappent à la juridiction des sciences, c’est-à-dire à propos desquels on se pose des questions auxquelles les sciences ne peuvent pas répondre, plus on a de chances de voir apparaître de pures et simples croyances sous la forme d’opinions. C’est le cas à propos des objets problématiques dont s’occupe la philosophie.

II LE DOUTE.

Possibilité de voir une autre origine (non pas au sens d’origine historique, mais de point de départ, de ce qui crée l’impulsion à...) dans le doute. Philosopher, c’est être capable de douter. Le philosophe allemand Husserl (1859-1938), dans un texte de 1935 intitulé “La crise de l’humanité européenne”, avançait :

“Le trait le plus essentiel de l’homme philosophe, c’est l’universalité de son attitude critique, sa résolution de n’accepter sans question aucune opinion préalable, aucune tradition.”

Maintenant, reste à définir la notion de doute. Que veut dire douter, et sur quoi porte cette attitude de l’esprit ?

Une simple définition nominale du doute (expliquer ce terme : ce qui n’est qu’une explication de mot, du type dictionnaire, et qui ne laisse pas voir la complexité des problèmes philosophiques) dirait que le doute est :

“ un état d’incertitude qui s’oppose à l’assentiment et qui se traduit par un refus d’affirmer ou de nier, et qui s’exlique en principe par l’absence de connaissances adéquates.”

L’étymologie nous renseigne, mais peut également être trompeuse. Douter vient du latin “dubitare”, qui veut dire hésiter entre deux choses. Dubitare est un dérivé de “dubius”, qui veut dire “partagé”, ou encore “qui est entre deux”, “qui balance d’un côté et de l’autre”.

C’est la raison pour laquelle il convient de distinguer plusieurs formes du doute :

- le doute scientifique, inséparable de la recherche de connaissances vraies; c’est l’attitude du savant qui met à l’épreuve ses hypothèses, en les soumettant à un contrôle expérimental, qui ne se fie pas naïvement à l’enseignement de ses sens, mais rectifie ces sens souvent trompeurs par des “intruments à voir” que sont les outils d’observation qui introduisent de l’objectivité dans la perception de la réalité. Ce doute là est une attitude de prudence commandée par la méthode des sciences.

- le doute pathologique, qui est de nature obsessionnelle, et qui se manifeste chez certaines personnes par un pénible sentiment d’incertitude relatif aux faits et gestes de la vie courante et finalement par l’irrésolution, l’incapacité de prendre la moindre décision. C’est là un doute subi, lié à une forme de pathologie mentale, c’est un désordre de l’esprit.

- le doute sceptique, attitude qui remonte à certains philosophes de l’antiquité grecque ( Pyrrhon 365-275); c’est un doute radical et définitif et qui conclut à l’impossibilité d’accèder à la connaissance et à la vérité. L’on ne peut ni nier ni affirmer quoi que ce soit à propos de quelque objet que ce soit, ce qui conduit à suspendre son jugement (epochè).

- et enfin le doute méthodologique, comme moment essentiel de la démarche philosophique, tel qu’il est présenté et inauguré par Descartes (1596-1650). Non seulement moment essentiel, mais moment inaugural. L’on trouve une formulation de ce doute dans deux grands textes fondamentaux de Descartes : le “Discours de la méthode “ de 1637 et les “Méditations métaphysiques” de 1641.

Dans la première des méditations métaphysiques, Descartes avance :

“ Maintenant que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliquerai soigneusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions.”

Le doute est donc destructeur et fondateur : il doit permettre de se débarasser des “opinions”, cad des croyances, convictions non fondées, mais aussi de fournir un point de départ pour se mettre en quête de la vérité.

Seulement, il faudrait dire pourquoi il faut douter, quelles sont les raisons qui doivent nous pousser à douter; sinon, cette attitude risquerait de n’être qu’une sorte de fantaisie de l’esprit, une attitude injustifiable.

Le point de départ du doute cartésien est une déception à l’égard de ce qu’il a pu apprendre dans sa jeunesse. Il dénonce les insuffisances et et les défauts qu’il perçoit dans les connaissances et les procédés de pensée de son époque.

Pour comprendre cette déception, il faut savoir ce que l’on appelle un savant à l’époque de Descartes : c’est un homme qui parle latin, qui a une culture classique et qui connaît les personnages illustres de l’antiquité grecque et romaine. Il tire de leurs vies des anecdotes édifiantes dont il tire des sentences morales, et il se soumet pieusement à l’autorité de l’Eglise. Mais ce n’est là pour Descartes qu’un faux savant :

- d’abord parce que ce n’est qu’un érudit : il a des connaissances livresques abondantes et diverses qui se juxtaposent, mais qui ne sont pas toujours compatibles entre elles, et qui peuvent même se contredire. Ces connaissances permettent parfois de briller en société, mais elles sont superficielles et incertaines. Elles ne sont que vraisemblables.

- ensuite la confusion : le souci d’érudition fait que l’on met sur le même plan les raisonnements et ce qui provient de l’imagination. Or l’imagination ne se soucie pas de la vérité; alors que les raisonnements, par exemple, en maths nous font parvenir à la certitude et à l’évidence.

- ensuite, la soumission à l’autorité : la théologie (cad la discipline intellectuelle qui a Dieu pour objet) s’affirme comme dépassant la raison, avance que la révélation seule nous fait découvrir les vérités ultimes. Les hommes en général et les philosophes en particulier sont alors priés de se soumettre à l’autorité religieuse.

- enfin l’inachèvement : ce qui n’est que vraisemblable ne parvient pas à s’imposer à l’esprit, et cela provoque des disputes jamais achevées devant lesquelles on finit par éprouver lassitude et dégoût.

De plus, les méthodes de raisonnement utilisées à l’époque s’avèrent peu satisfaisantes : c’est essentiellement la logique, cad l’art de construire des raisonnements, art qui remonte au philosophe grec Aristote (384-322). Descartes s’en prend ici au “syllogisme” :

- tous les hommes sont mortels
-or Socrate est un homme
- donc Socrate est mortel.

Ce type de raisonnement ne fait pas avancer la connaissance, il nous permet seulement de mettre nos idées en ordre. Tout cela fait que Descartes éprouve donc une déception profonde devant la formation intellectuelle qu’il a reçu et qui était celle de tout “honnête homme” de son temps.

Comme Descartes avait lu Montaigne, cela aurait pu le conduire à une sorte de scepticisme, d’autant plus qu’il découvre l’extraordinaire diversité des croyances et des convictions humaines. Les hommes et les peuples défendent avec force leurs croyances, même les plus extravangantes et ridicules, d’où peuvent découler fanatisme et intolérance.

Descartes part donc d’un souci, qui est celui de mettre de l’ordre dans sa pensée. Et pour faire comprendre cela, il utilise une métaphore : si l’on veut reconstruire une ville, il faut d’abord jeter à bas toutes les vieilles maisons qui se sont assemblées, comme au hasard, pour donner naissance à des ruelles tortueuses où il est facile de se perdre.

C’est seulement lorsqu’on aura fait table rase qu’il sera possible de reconstruire selon un plan clair, rigoureux et rationnel. C’est la raison pour laquelle, pour mettre de l’ordre dans sa pensée, il faut commencer par douter.

Cela permet également de faire comprendre que si Descartes expose cette démarche d’une façon quelque peu autobiographique, elle n’a pas de valeur seulement pour un homme; il s’agit de la présenter comme un modèle dont la validité est universelle.

C’est un doute à la fois radical et provisoire, volontaire et hyperbolique.

- volontaire : il repose sur une décision; il n’est pas subi ou passif, comme lorsqu’on semet à douter de quelqu’un aprés avoir découvert qu’il a manqué à sa parole ou trahit ses engagements.

- hyperbolique : vient du mot grec huperbolê, action de jeter par-dessus, qui a donné le sens de “éxagération rhétorique”. Cela veut donc dire : qui pousse à l’extrème, qui passe à l’excès. Descartes considère qu’il faut considérer comme absolument faux ce qui n’est que simplement douteux, et qu’il faut rejeter comme absolument trompeur ce qui a pu parfois me tromper. (lire le début de la première méditation)

Le doute va porter sur l’enseignement des sens; en effet, dit Descartes, “ tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai, je l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelque fois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.”

- radical : cela veut dire qu’il ne porte pas sur telle ou telle chose particulière, telle ou telle idée, croyance, conviction, mais sur tout ce qui peut se présenter à ma pensée.

Radical également en ceci qu’il n’est pas possible d’éxaminer une à une toutes nos idées, nos convictions, nos croyances; ce serait une tâche infinie. Il faut alors remonter aux principes dont habituellement nous tirons nos idées : les sens, le raisonnement, et faire porter le doute sur ces principes.

- provisoire : ce doute n’est pas destiné à durer, c’est une étape méthodologique par laquelle on fait table rase de nos pensées, croyances ou valeurs, mais pour aller à la recherche de la vérité.(reprendre la première méditation et les commentaires alquié)

La mise en oeuvre du doute par Descartes s’accompagne d’une thèse fondamentale : c’est que le philosophe ne possède pas une supériorité de nature sur les autres hommes; ce n’est pas quelqu’un qui possèderait un pouvoir de penser ou une intelligence d’une autre nature que le commun des mortels.

On trouve dans la première partie du discours de la méthode cette affirmation fameuse que “le bon sens est la chose du monde la mieux partagée”. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que ce qui fait qu’un homme est un homme est la raison, cad le pouvoir de distinguer le vrai d’avec le faux.

Cela ne veut pas dire que tout homme sépare effectivement le vrai d’avec le faux, qu’aucun homme se trompe, mais que pour tout homme, le vrai, le faux, et leur distinction ont un sens, et que donc seul l’homme peut errer, cad se tromper, alors qu’une machine ne le peut, parce qu’elle ne fait que fonctionner. La raison est toute entière en chaque homme. Mais de ce que la raison est égale chez tous les hommes, cela ne veut pas dire que tous les esprits soient égaux : l’esprit, c’est aussi l’imagination, qui peut être plus ou moins nette, et la mémoire, qui se souvient plus ou moins bien, et l’esprit peut être lent ou vif.

C’est la raison pour laquelle Descartes dit que la diversité des opinions ne vient pas de ce que certains hommes possèderaient plus de raison que d’autres, mais que certains hommes savent mieux se servir de cette raison.

Autrement dit, il ne suffit pas de possèder cette raison, encore faut-il savoir en faire usage, savoir la conduire, et pour cela, il faut une méthode (étymologiquement, cela veut dire “chemin”, “poursuite”, “recherche”) La méthode, c’est l’ensemble des règles que l’esprit doit suivre pour être capable de se bien conduire, pour raisonner avec clarté et rigueur. Idéal cartésien de clarté et de rigueur.

Cette raison est ce qui nous distingue des bêtes, dit Descartes. Les bêtes en sont absolument dépourvues et cela se voit à un signe sûr : elles sont dépourvues de langage, de parole. Parler, c’est dire quelque chose; et peu importent les moyens pour cela.

Les paroles des fous, des insensés sont encore des paroles, parce qu’elles disent une pensée; les muets font des gestes pour dire ce qu’ils ont à dire; mais les perroquets, qui pourtant profèrent des sons articulés, ne disent rien.

La raison qui est en nous se montre aussi dans l’universalité de son usage, à quoi s’oppose la raideur, le caractère rigide de l’adresse des animaux, qui sont cantonnés par la nature dans la perfection de mouvements particuliers, mais qu’ils n’ont pas le pouvoir d’adapter à de nouvelles circonstances, ni de perfectionner.

De la même façon, si une horloge compte mieux les heures que nous, ce n’est pas parce qu’elle a plus d’esprit que nous, mais au contraire, parce qu’elle n’en a pas du tout, qu’elle n’est qu’une machine. Mais cette raison à vocation universelle, nous devons apprendre à nous en bien servir, et le doute est la première étape de cet apprentissage.

Le philosophe français contemporain Alain disait du doute qu’il était le “sel de l’esprit”. (expliquer) Cela veut-il dire qu’il faille douter de tout et en permanence, serait-ce une attitude raisonnable ou tout simplement possible ? Peut-être pas. (objection d’arendt sur la fonction du préjugé; à développer)

Maintenant, la critique de l’opinion. La philo est née comme une volonté de critique de l’opinion. Qu’y a-t-il donc de dangereux dans les opinions, pour qu’elles soient ainsi objet d’une telle défiance et critique ? Pour comprendre cela, il faut remonter à l’origine historique de la philo, faire un peu d’histoire, et comprendre dans quel contexte historique la philo est apparue.

III. LA NAISSANCE HISTORIQUE DE LA PHILO. LA LUTTE CONTRE LA DOXA.

Nous avons essayé de montrer que la philo est un questionnement rationnel, visant à apporter des réponses aux énigmes que la réalité propose éternellement au souci des hommes. Il convient de les transformer en problèmes.

Cette visée s’exprime dans le terme même de philosophie, qui veut dire recherche et amour de la sagesse plutôt que possession du savoir. La philo est une quête, qui doit être effectuée et reprise par chacun d’entre nous, et non pas une discipline qui transmettrait un savoir tout fait.

Maintenant, montrer l’origine historique de la philo. Deux remarques :

- d’un côté, la philo est une attitude accessible à tout être pensant pourvu qu’il se décide à faire usage de sa raison; en ce sens, il y a universalité de la philo.
- mais d’un autre côté, la philo n’est pas apparue n’importe quand ni n’importe où : elle est née dans un cadre historique et culturel précis : la Grèce antique, à partir du 7° siècle avant notre ère.

DU MYTHE AU LOGOS.

La philo est née d’un bouleversement profond des structures intellectuelles et politiques de la grèce.

Disons que jusqu’à l’apparition des philosophes pré-socratiques (ainsi appelés par les historiens parce qu’ils viennent avant Socrate 469-399), les hommes ont à leur disposition trois grands types de discours pour tenter d’expliquer le monde : le mythe, la poésie, le discours religieux, qui peut se confondre avec le mythe.

D’une façon générale, on parle de domination du mythe, du muthos. Le mythe est un récit fabuleux, de caractère plus ou moins sacré, concernant des êtres qui personnifient les êtres naturels, ou les origines des sociétés.

Les mythes prétendent rendre compte, d’une façon poétique, de l’origine des choses, des hommes, de leurs coutumes, de leurs institutions. Le mythe ne se soucie ni de cohérence logique, ni de vraisemblance, il ne se prête pas à la discussion, il tire son autorité de son ancienneté qui paraît remonter à la nuit des temps; il est en outre anonyme, il n’a pas d’auteur; c’est le discours qui a toujours été tenu au sein d’une société.

L’APPARITION DES PHYSICIENS.

Une première grande mutation va survenir à la fin du 7° et début du 6° siècles : en Ionie, c’est-à-dire cette partie de l’actuelle côte turque qui regarde vers la Grèce, un nouveau type de penseur voit le jour : on les appelera des physiciens (du mot physis, qui originairement veut dire naissance, croissance, et qui prendra le sens de “nature”.)

La particularité de ces philosophes-physiciens, c’est de se détourner de la spéculation poètique et religieuse pour se tourner vers la nature. Ils posent des problèmes qui sont radicalement nouveaux en ce temps : quelle est la cause de phénomènes comme les vents, les tempêtes, la foudre, les éclairs. Ils se posent des questions d’ordre général sur la forme de la terre et sur l’origine des espèces.

Ils se passionnent également pour les arts mécaniques, la onstruction de machines, et ils jugeront que la supériorité de l’homme sur les autres animaux réside dans la technique. Un de ces philosophes fera remarquer que l’homme est le plus intelligent de tous les êtres parce qu’il a des mains, la main étant l’outil par excellence et le modèle de tous les autres outils.

L’originalité de ces philosophes est de laïciser l’univers; lorsqu’ils essaient de penser le monde, ils ne se réfèrent plus au discours fantastique des mythes. Ce qu’il faut retenir : des hommes se mettent à penser que, par le seul pouvoir de la raison, sans faire appel à aucune inspiration ou révélation, il est possible de comprendre le cosmos.

L’on parlera à ce propos de passage du mythe au logos. (l’on retrouvera cette notion de logos dans toutes les branches du savoir humain : biologie, psychologie, ethnologie, sociologie, philologie etc...)

On découvre la nature comme une réalité autonome, purgée si l’on peut dire de toute présence des dieux; et l’on cherche à comprendre les principes qui sous-tendent cette nature. (on parlera de “principe” pour désigner ou ce qui est le commencement de quelque chose, ou ce qui contient les propriétés essentielles d’une chose)

LES TRANSFORMATIONS CULTURELLES.

Mais la mutation la plus importante se produira au 5° siècle avant notre ère. A ce moment, ce sont tous les genres culturels de la grèce qui se modifient en profondeur.

- la tragédie, qui était auparavant religieuse devient une véritable cérémonie civique (antigone de Sophocle, qui pose le problème de la justice et de la cité; conflit entre la loi du coeur et la loi civile)

- la comédie, qui n’était qu’un jeu bouffon, se tranforme en critique politique.

- la géographie renonce aux descriptions de pays légendaires de pays fantastiques pour devenir une description méticuleude des pays et des coutumes, de la diversité des moeurs.

- l’histoire abandonne les généalogies mythiques par lesquelles on faisait remonter les rois régnants aux dieux considérés comme leurs ancêtres. On se contente de décrire avec impartialité des événements qui se sont réellement produits.

- la médecine renonce à la magie, et se met à la recherche des causes naturelles des maladies et des remèdes capables d eles guérir.

LES TRANSFORMATIONS DE LA CITE.

Et le cadre dans lequel se produit cette mutation, c’est la cité, et en particulier la cité démocratique athénienne. C’est à l’intérieur de cette cité que va naître la rationalité, et que va véritablement se développer un nouveau type de questionnement tourné vers les choses humaines : la philo.

Qu’est-ce que la cité ? C’est d’abord une ville, organisée d’une façon tout à fait particulière, tant sur le plan architectural que politique. Nous allons le montrer en caractérisant Athènes à l’époque de sa splendeur, au 5° siècle, appelé “le siècle de Périclès” (495-429), période du plus haut développement de la démocratie, période qui est également celle de Platon, né en 427.

Jusqu’alors, il y avait en Grèce beaucoup plus de petites bourgades que de villes. Ces bourgades étaient construites autour de palais royaux, symboles du pouvoir et des privilèges monarchiques. Avec l’Athènes démocratique, le centre de la ville n’est plus le palais, mais l’agora, la place publique, où seront débattus tous les problèmes d’intérêt général de la cité.

Et à l’intérieur de la cité, on assiste à l’apparition d’un nouvel ordre politique : la démocratie, et d’un nouveau statut pour les hommes : la citoyenneté.

D’abord, la démocratie.

Etymologiquement, c’est, par opposition à l’aristocratie, qui laisse le pouvoir aux nobles, aux plus aisés (aristoi en grec veut dire les meilleurs), le pouvoir du démos, cad du peuple, des petites gens. Cela signifie que la direction des affaires publiques est désormais l’affaire de chacun, riche ou pauvre, issu de familles illustres ou non, et que le contrôle de la société et l’exercice du pouvoir n’est plus l’apanage d’aucun privilégié.

La souveraineté, cad le pouvoir de gouverner et de faire les lois est exercée par le peuple assemblé au sein de l’ecclesia, qui se réunit selon la loi au moins quarante fois par an.

Cette assemblée traite de toutes les affaires publiques et des affaires privées qui intéressent la collectivité. Elle a pour charge de prendre des décrets, de voter les lois, de désigner les magistrats, comme par exemple les stratèges qui conduisent les troupes au combat, de contrôler la gestion de ces magistrats, de veiller à la défense et à l’approvisionnement de la cité, de diriger l’activité économique, de décider la guerre et la paix.

Participent à cette assemblée tous les citoyens qui le désirent, ils y prennent librement la parole, proposent des lois.

La citoyenneté : chaque membre de la communauté est pensé, non plus d’aprés son origine familiale, célèbre ou obscure, non plus d’aprés son rang de fortune, mais seulement dans sa relation à un principe abstrait qui est la loi.

Etre citoyen, c’est être investi de pouvoirs et d’obligations, et être reconnu dans son égalité avec tous ceux qui sont également citoyens. Principe d’égalité des hommes devant la loi : isonomie.

A l’époque de Périclès, la victoire de la démocratie veut dire que maintenant sont considérés comme citoyens à part entière, tous les habitants mâles de l’attique, nés de parents athéniens, inscrits sur les registres municipaux et ayant satisfait à leurs obligations militaires.

Ce n’est donc pas une démocratie au sens moderne du terme, d’abord parce qu’elle ignore la notion de représentation du peuple, ensuite parce qu’en sont exclus les femmes, les esclaves, les métèques. A peu près 30 à 40 000 citoyens sur 400 000 habitants.

Mais ce qui est essentiel, c’est que désormais le pouvoir est à la portée de tous, ce qui va modifier fondamentalement la conscience civique et introduire une civilisation et des rapports humains d’un type nouveau. Nous allons maintenant voir le lien avec la philosophie.

Ce qui fait l’originalité fondamentale de cette polis, c’est l’usage nouveau que l’on va y faire du langage et du discours, et cela les grecs vont en avoir tellement conscience qu’ils baptiseront barbares leurs voisins perses qui ont été incapables d’inventer une structure politique analogue à la leur. Le barbare, pour les grecs, ce n’est pas l’inférieur au sens racial du terme, c’est celui qui ne vit pas dans une cité et qui ne connait pas l’usage de la parole et du discours qui y est fait.

Ce qu’implique en effet la cité, c’est la préeminence de la parole, de l’argumentation, sur tous les autres moyens du pouvoir comme la force physique ou la violence.

La parole devient l’outil politique par excellence, la clé de tout pouvoir et de toute autorité dans la cité, le moyen de commandement. Cette puissance de la parole sera tellement centrale pour les grecs qu’ils la personnifieront et la diviniseront sous le nom de Peitho, cad la force de persuasion.

La parole, ce n’est plus la parole magique ou rituelle du vieil univers religieux et mythique, mais la parole qui permet la discussion, l’argumentation, le débat contradictoire.

La parole suppose un public auquel elle s’adresse comme à un juge qui décide en dernier ressort, à main levée, entre les deux parties qui lui sont présentées; c’est ce choix purement humain qui mesure la force de persuasion respective des deux discours, assurant la victoire d’un des deux orateurs sur son adversaire.

Toutes les questions d’intérêt général sont maintenant soumises à l’art oratoire et devront se trancher au terme d’un débat. Donc, entre le langage et la politique, il y a un rapport étroit et réciproque :

- l’art politique, pour les grecs de la cité est essentiellement maniement du langage.

- le langage prend conscience de lui-même, de ses règles, de ses pouvoirs, de son efficacité, à travers sa fonction politique.

La philo naîtra en accompagnant cette découverte de la puissance du langage, de son pouvoir d’argumenter. C’est pourquoi la philo sera, dès sa naissance, une recherche du vrai utilisant la méthode de l’argumentation, de l’organisation logique et rigoureuse du discours.

Les premiers philosophes sont des penseurs d’un nouveau genre qui imposeront au langage et à la pensée des contraintes tout à fait nouvelles : la contrainte argumentative, la rigueur du raisonnement.

Cette nécessité d’imposer des contraintes est d’autant plus urgente que la naissance et le développement de la démocratie entraîne l’apparition d’un danger tout à fait nouveau : celui de soumettre la parole, le langage et la pensée à la tyrannie d’un maître dangereux : l’opinion, cad la doxa.

En effet, dans la démocratie, la parole est reine et chacun peut exposer librement son jugement dans les affaires publiques et privées.

Mais surtout, chacun se croit apte à juger des affaires de la cité, sous prétexte qu’on lui en donne le droit, chacun est persuadé de la valeur de son opinion, sous prétexte que c’est la sienne.

Cette libre profération des opinions peut paraître chose bénéfique; notre époque n’a-t-elle pas fait de la revendication de la liberté d’opinion un de ses axes politiques fondamentaux ? N’est-ce pas là un gage de liberté politique ?

Et pourtant, c’est contre l’opinion que va se dresser le discours des philosophes, et en particulier Socrate et Platon. Que peut-on bien reprocher à l’opinion ?

D’abord, quelle en est la source, l’origine ? Naît-elle de la pensée, de la réflexion longuement murie ? Non, l’opinion est reflet : reflet de notre ignorance, de nos préjugés, de nos passions, de nos intérêts, de nos désirs, toujours changeants, contradictoires.

Or, le propre de l’opinion, c’est de s’ignorer comme opinion, elle croit être un savoir; et l’homme d’opinion est celui qui croit qu’il suffit d’être certain de quelque chose pour être dans le vrai.

Elle est confusion de la certitude et de la vérité. Il est pour le moment difficile de définir la notion de vérité, mais on peut déjà retenir que la certitude n’est que l’état d’esprit de celui qui, donnant son assentiment à une idée, croit posséder la vérité. Elle n’est qu’une attitude psychologique, et qui peut n’être établie que sur des motivations irrationnelles, et non pas des raisons.

L’opinion ignore le doute, elle est certaine d’elle-même, elle est incapable par nature d’examiner ses origines, sa valeur. L’opinion ne réflechit pas, au sens de : elle ne fait pas retour sur elle-même, dans une attitude réflexive, pour examiner sa valeur, sa légitimité.

L’homme d’opinion ne se demande pas : “de quel droit est-ce que je pense cela ?” Raison pour laquelle l’opinion est dogmatique. Et nous verrons les dangers proprement politiques de ce dogmatisme de l’opinion.

Cette confusion de la vérité et de la certitude va être utilisée par une catégorie d’intellectuels que l’on nomme les Sophistes (notez la proximité et la différence avec le terme “philosophe”), auxquels s’opposeront Socrate et Platon.

Mais pour comprendre qui sont ces Sophistes, la lutte des philosophes contre eux et les raisons de cette lutte, il faut expliquer les modifications que l’avènement du régime politique à Athènes, et d’une façon plus générale le développement de la vie politique dans les cités grecques vont imposer à la notion d’éducation. On voit apparaître le besoin d’un nouveau type d’éducation.

Quel était le type d’éducation traditionnelle, antérieurement à l’avènement de la démocratie ? Ou bien une éducation chevaleresque, aux époques les plus anciennes (à l’époque homérique); ou bien une éducation essentiellement militaire dans des cités comme Sparte, avec l’idée d’un dévouement complet à la patrie.

D’une façon générale, on enseignait le respect des coutumes, des divinités, de la tradition.

Avec l’avènement de la cité démocratique, cela ne suffit plus. Désormais, il convient de savoir parler, manier la langue. La parole est désormais la technique reine, grâce à laquelle il est permis à chacun de défendre son point de vue sur la place publique, ou dans les procés. C’est ainsi que va naître une civilisation de la langue (expression d’Aristophane).

C’est dans ce cadre nouveau, et pour répondre à ces besoins nouveaux, que vont apparaître des “intellectuels” d’un type nouveau, que l’on appelera les sophistes.

Les sophistes sont des “professeurs” qui se targuent de former ceux qui ont des ambitions politiques, qui veulent jouer un rôle important dans la vie de la cité. Ils s’adressent à quiconque veut acquérir la supériorité requise pour triompher dans l’arène politique.

Ils n’ouvrent pas d’école, au sens institutionnel du terme; ce sont plutôt des sortes de précepteurs collectifs : ils s’adressent à une clientèle qui a les moyens de payer leurs leçons. Ils forment des jeunes gens dans un cursus qui dure trois ou quatre ans. Leus leçons sont parfois trés chères : le plus célèbre des Sophistes, Protagoras (492-422), se faisait payer un forfait équivalent à 10 000 journées de salaire d’un ouvrier qualifié.

Quel est le contenu de l’enseignement sophistique, contre lequel Socrate et son disciple Platon s’élèveront ? L’ambition des sophistes est d’enseigner “l’art politique”.

C’est une ambition d’ordre essentiellement pratique; il ne s’agit pas de perdre son temps sur la nature du monde, ou sur des problèmes abstraits, mais de réussir à enseigner un art de persuader un auditoire.

Le premier aspect de la formation sophistique est d’apprendre à l’élève à l’emporter, à vaincre, dans n’importe quelle discussion possible, sur quelque sujet que ce soit.

Ils ne se préoccupent donc pas de recherche de la vérité, mais seulement d’éfficacité. Ils vont mettre sur pied une méthode, appelée “éristique”, qui est une méthode de discussion visant à confondre n’importe quel interlocuteur. Il ne s’agit pas de raisonner avec rigueur, mais de vaincre.

L’arrière-plan théorique de cette technique de discussion, c’est une certaine forme de relativisme : Protagoras enseignait que sur toute question, on pouvait tenir des discours contradictoires et faire en sorte qu’ils soient aussi convaincants l’un que l’autre.

Il a également formulé cette phrase fameuse : “l’homme est la mesure de toute chose”, qui a été interprétée par platon comme une sorte de scepticisme, un peu comme s’il avait dit : “à chacun sa vérité”.

En plus de l’art de persuader, ou “éristique”, les sophistes enseignaient l’art de bien parler, ou “rhétorique”. Cad l’art de l’éloquence, qui va séduire un auditoire, que ce soit sur la place publique, ou dans un procés.

Là encore, l’homme efficace est celui qui saura l’emporter sur son adversaire devant des juges ou devant un jury. Les orateurs habiles, se vantaient les sophistes, peuvent réussir à faire condamner à mort, à la confiscation de leurs biens ou à l’éxil, qui leur deplaît.

Donc, les sophistes ne sont pas soucieux de vérité, mais finalement de pouvoir sur autrui. Savoir parler, persuader, c’est avoir la possibilité d’acquérir une domination sur les hommes, quelles que soient les fins que l’on se propose. L’art du sophiste risque donc de se transformer en une technique de manipulation, d’asservissement des hommes.

Un autre grand sophiste, Gorgias (qui donnera son nom à un important dialogue de Platon), avançait que “la persuasion alliée aux mots peut mouler l’esprit des hommes comme elle le désire”.

C’est contre la sophistique et ses dangers que va se développer la démarche socratique, démarche de questionnement et de critique de l’opinion.

Prise de conscience du double danger représenté par l’art des sophistes :
- un danger proprement intellectuel (une indifférence à la vérité au profit de ce qui est simplement vraisemblable, de ce qui peut être cru).

- et un danger politique : si un homme dépourvu de scrupules possède l’art de persuader, il peut, en jouant de démagogie (flatterie des passions populaires), se tranformer en tyran de la cité tout en étant applaudi par ceux qu’il va dominer.

Socrate est celui qui va orienter la philosophie vers les choses humaines, vers les problèmes qui se posent aux hommes au sein de la cité.

il ne cherchera pas à construire un vaste système qui expliquerait l’univers, il s’interessera à ce qui en droit devrait intéresser tous les hommes à partir du moment où ils vivent en collectivité la justice, le courage, la beauté, les lois, le pouvoir, les qualités requises pour ceux qui gouvernent.

Qui est Socrate ? Importance de ce personnage, qui inaugure vraiment le questionnement philosophique dans toute sa rigueur. Les grands philosophes qui viendront aprés lui se référeront à son attitude intellectuelle pour essayer de cerner et définir l’attitude intellectuelle de la philosophie (Merleau-Ponty, dans son “éloge de la philosophie”)

Socrate naît en 469 à Athènes et meurt en 399, condamné à mort par un tribunal athénien. Son père est artisan sculpteur, sa mère, sage-femme. Il reçoit l’éducation des jeunes athéniens d’alors : il apprend à lire et à écrire (mais lui-même n’écrira aucun texte philosophique, son enseignement sera purement oral, et nous sera transmis par son disciple platon), il s’exerce à la musique, à la gymnastique, à l’art militaire, il lit et commente Homère, l’”éducateur de la Grèce”.

Il est un citoyen, qui participe à la vie de la cité. Il combat héroïquement au début de la guerre du Péloponèse, participe au siège d’une ville, organise la retraite des troupes athéniennes à une bataille où celles-ci sont vaincues. Au moment où, pendant quelques mois, les trente tyrans règnent sur Atnènes, il refuse d’obéir à un ordre injuste, au risque d’y perdre la vie. Rien de plus éloigné donc de Socrate que l’intellectuel “en chambre”, ne sortant pas de sa bibliothèque ou vivant parmi ses livres.

A première vue, Socrate ressemble à un sophiste, il ne prétend pas transmettre un savoir, une compétence particulière, comme pourraient le faire le médecin, l’artisan, ou le guerrier; il est même celui qui fait aveu d’ignorance : sa formule fameuse selon laquelle “je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien”.

Seulement Socrate, à la différence des sophistes, ne se fait pas payer, il discute avec qui veut bien s’arrêter avec lui, sur la place publique, dans la rue, sur le port, au marché, ou avec ceux qui l’invitent (la pratique des “symposion”, banquets pendant lesquels les citoyens athéniens, du moins les plus fortunés se réunissaient et devisaient tout en buvant sec).

Il n’a pas d’interlocuteur privilégié : il discute aussi bien avec d’obscurs citoyens, des esclaves qu’avec des citoyens riches et célèbres, ce qui veut dire qu’il s’adresse avant tout à des hommes, et non à des “statuts sociaux”. C’est à première vue un bavard, mais ses discours remportent un grand succès auprés de la jeunesse athénienne.

Par ses discours, Socrate est qeulqu’un qui tente de réveiller les consciences endormies dans le sommeil des idées reçues et des préjugés. Il se comparera lui-même ou sera comparé à un taon ou au poisson-torpille.

Cette attitude lui vaudra d’être détesté, car il remet en question toutes les certitudes, toutes les convictions bien installées et que l’on ne prend même plus la peine d’examiner.

Cette méfiance de la cité ira tellement loin qu’il sera arrêté, jugé et condamné à mort, à boire la cigüe, en 399, par un tribunal comprenant des représentants des couches de la population qui s’étaient faites une spécialité de la manipulation du langage : il y avait des représentants des hommes politiques, des orateurs et des professeurs de rhétorique, des poètes et des devins. Socrate acceptera sa condamnation.

S’interesser à la méthode de Socrate, à son attitude à l’égard de ses interlocuteurs (Socrate est un homme de la parole, il a élévé au plus haut point, à la différence des sophistes qui avaient enseigné l’art de vaincre dans des controverses, l’art du dialogue philosophique authentique; mais il n’a lui-même rien écrit; tout ce que nous connaissons de sa pensée et de sa démarche, nous le savons par la “mise en scène “ des dialogues dans lesquels Platon fait discuter son maître et un certain nombre d’interlocuteurs.)

Donc, la démarche de Socrate : elle consiste à prendre part avec une fausse naïveté, à une confrontation entre plusieurs personnages qui affrontent leurs opinions. Chacun est sûr de ce qu’il croit être son savoir, de ses convictions, en un mot, de ses opinions.

Socrate va passer au crible ces opinions, en demandant à chacun des interlocuteurs de préciser sa pensée, et en accumulant des questions, Socrate va finir par montrer que ceux-ci se contredisent ou ne savent pas vraiment ce qu’ils voulaient dire.

Il met chacun devant l’imprécision, le manque de rigueur ou l’inconsistance de ses opinions. Il n’a pas la prétention de savoir ce que les autres ignorent, mais au moins lui sait qu’il ne sait rien, ce que les autres ignorent. Or, savoir qu’on ne sait pas, c’est déjà un progrés.

L’originalité de Socrate, c’est la remise en cause de l’attitude intellectuelle de ses interlocuteurs. Chacun est dans la certitude d’avoir raison, et donc est complètement sourd au discours d’autrui.

Les hommes ont des opinions qui diffèrent, mais quand ils viennent à s’affronter, ils ne parviennent pas à instaurer un authentique dialogue : c’est ce que veut montrer Socrate; la plupart du temps, les hommes ne conversent pas, ne dialoguent pas, ils ne font que controverser.

La controverse est un faux dialogue :

- d’abord parce que la plupart du temps, elle repose sur un malentendu : les hommes qui controversent croient parler de la même chose, disputer de la même chose, alors qu’en fait ils parlent de choses tout à fait différentes; et cela, parce qu’ils ne mettent pas le même sens sous les mots.

C’est la raison pour laquelle, pour Socrate, il faut commencer par s’entendre sur l’objet même du débat, et pour cela il faut définir ce dont on parle. D’où l’importance de la question socratique “qu’est-ce que ?”.

Cela va nous permettre de définir la philo comme activité de réflexion. La réflexion est une sorte de mouvement de retour de l’esprit sur lui-même, qui permet de mettre en cause les connaissances qu’il possède ou croit posséder.

Le modèle de la réflexion philosophique est la démarche de socrate. L’on parle de l’ironie socratique. Notion qu’il faut soigneusement distinguer de l’humour, qui consiste à prendre autrui comme cible de nos moqueries.

L’humour peut être une forme de violence. Alors que l’ironie socratique est la démarche par laquelle socrate parvient à faire prendre conscience des insuffisances de la pensée de celui à qui elle s’adresse.

Possibilité de prendre un exemple dans un dialogue de Platon intitulé le Ménon, du nom de l’interlocuteur privilégié de socrate, dans ce dialogue. Il s’agit dans ce dialogue de savoir si la vertu est quelque chose qui peut s’enseigner. Socrate interroge Ménon sur la vertu.

Celui-ci lui dit que la notion de vertu lui est familière; il a en effet une certaine expérience de la vie et de la morale. Socrate demande alors à Ménon de définir ce qu’est la vertu.

Ce dernier la définit comme le fait d’être capable de commander aux hommes. Socrate objecte alors que l’enfant et l’esclave peuvent être vertueux et que cependant il ne leur appartient pas de commander.

Ménon n’a proposé qu’un exemple de vertu parmi d’autres, il n’a pas réellement donné de définition. Ménon franchit un nouveau pas dans la recherche et dit qu’être vertueux, c’est vouloir les choses bonnes.

Mais Socrate fait observer que l’or et l’argent sont des biens, mais que celui qui les recherche n’est vertueux qu’à condition d’agir conformémént à la justice et à la piété. On voit que chaque réponse de Ménon provoque de nouvelles questions de la part de Socrate. Ménon croyait savoir quelque chose alors que Socrate lui, avouait qu’il ne savait rien.

C’est un leitmotiv de la démarche socratique : affirmer que lui ne sait rien. C’est le cas par exemple dans l’ “apologie de Socrate”, dans laquelle PLaton rapporte la défense que Socrate prononça devant le tribunal athénien qui allait devoir le juger et qui finit par le condamner à mort.

Socrate s’adresse successivement aux représentants de toutes les couches d ela population qui ont fait peser sur lui l’ accusation d’impiété et de “débauche” de la jeunesse athénienne : les poètes, les hommes politiques et les “gens de métier”.

Il leur montre qu’en ce qui concerne la chose la plus importante, c’est-à-dire la sagesse, il ne possède aucune connaissance particulière, dont les autres seraient dépourvus. Mais alors que les autres ignorent ignorer, lui connaît sa propre ignorance.

Mais il questionne et en questionnant, il révèle à ses interlocuteurs qu’eux non plus finalement ne savent rien, mais qu’ils croyaient seulement savoir. Ils sont mis en face de leur ignorance, des contradictions de leur pensée. En posant des questions à Ménon, Socrate ne lui apprend rien, mais il le force à réflechir, cad à faire retour sur ce qu’il pense. Socrate se comparait volontiers à sa mère dont le métier était d’être sage-femme. Il accouche en quelque sorte les esprits, il les aide à mettre au jour les problèmes et les difficultés qu’ils portaient en eux-mêmes. Socrate est donc philosophe en ceci qu’il nous fait réflechir.

Donc, ce passage par Socrate doit nous faire comprendre ceci : la philo est attitude réflexive : cad prise de conscience de certains problèmes à côté desquels passent la plupart des hommes, et examen de la valeur de ce que l’on pense et de ce que l’on fait.

La réflexion est retour sur ce que l’on pense et fait : la pensée se prend elle-même comme objet d’interrogation, en exigeant d’elle-même qu’elle soit capable de justifier ce qu’elle affirme.

Idem pour l’action, où la plupart des hommes adhèrent aux valeurs toutes faites dont ils sont imprégniés sans le savoir. Donc, philo comme réflexion critique sur les problèmes de la connaissance et de l’action.

Doit permettre de comprendre alors que la philosophie est d’abord une activité de définition . A quoi cela sert-il de se demander s’il y a trop ou pas assez de liberté politique dans un pays tant que l’on ne sait pas ce qu’il faut entendre par liberté politique ? A quoi cela sert-il de se demander si la vertu peut s’enseigner ou pas, tant que l’on ne sait pas ce que c’est que la vertu.

Or, ce que nous a montré la démarche de Socrate, c’est que donner des exemples, ce n’est pas saisir la nature d’une chose, ce n’est pas définir. Maintenant, il faudrait se poser la question : qu’est-ce qu’une définition ?

Raison pour laquelle dans un autre dialogue de Platon intitulé Phèdre, Socrate fait remarquer :

“En tout sujet, il n’y a qu’un point de départ si l’on veut décider valablement : il faut savoir sur quoi on délibère, faute de quoi on manque complètement le but, c’est inévitable. Il échappe à la plupart des gens qu’ils ne connaissent pas l’essence des choses; aussi, faisant comme s’ils la connaissaient, ils négligent de se mettre d’accord au début de l’examen qu’ils entreprennent, négligence dont ils font les frais chemin faisant, car ils ne s’accordent ni avec eux-mêmes, ni entre eux.” (Phèdre 237be)

Donc, nous avons vu que la question socratique par excellence, c’est la question : “qu’est-ce que...?” Mais cette question n’est pas univoque. Elle peut signifier diverses choses, par exemple : “quel est le sens du mot vertu?” ou bien “quelle est l’essence de la vertu ?”, ou encore “quelle est la cause de la vertu ?”

Une première interprétation de cette question serait purement lexicale : elle consisterait à demander quel est le sens du mot “vertu”, par exemple, dans le dialogue “Ménon”. Mais ce n’est pas de cela dont il s’agit.

Socrate ne demande pas une définition de dictionnaire, ni les conditions de l’usage correct de ce terme dans la discussion courante. Socrate pose toujours la question “qu’est-ce que ?” à propos de termes que tout le monde comprend et utilise correctement.

Il ne s’agit pas non plus de se demander, par exemple, ce qui fait de nous des êtres vertueux, ou comment on peut le devenir. La question porte en fait sur l’essence de la vertu. Pour bien faire comprendre le sens de la question, dans le Ménon, Socrate prend un premier exemple trés concret, en demandant : “qu’est-ce qu’une abeille ?” Socrate demande donc quel est l’élément commun à toutes les abeilles et qui fait qu’on les appelle “abeilles”, en d’autres termes, quelle est la réalité unique sous-jacente à leur diversité ?Répondre à cette question impose de rechercher ce qu’est l’abeille dans sa “forme caractéristique”. Et le terme grec pour cette dernière expression est “éîdos”. Forme ne voulant dire ni “apparence physique”, ni “forme extérieure qui se donnerait à nos sens”.

La démarche de Socrate a montré que le discours d’opinion ne saurait se légitimer (cad donner les raisons qui le justifieraient), qu’il se contredit, qu’il pose des questions auxquelles il n’est pas capable de répondre, qu’il n’est pas capable de construire des questions pertinentes, qu’il donne des réponses alors qu’il n’a même pas idée des questions qui y correspondent.

- ensuite, la controverse est un faux dialogue, parce que chacun est indifférent à la vérité, mais n’a comme souci que de vaincre, ou d’impressionner un auditoire.

La controverse est toujours potentiellement porteuse de violence, parce que lorsque son interlocuteur refuse de plier ou de se laisser influencer, il y a risque de transformation de la joute verbale en combat physique.

L’on pourrait alors concevoir l’idéal de la philosophie comme un idéal de pacification par le discours : substituer aux affrontements violents qui recourrent à la force, le dialogue qui use des pouvoirs de connaître qui nous sont conférés par la raison. A l’horizon de la philo : la réconciliation.

- mais surtout la controverse est un faux dialogue, parce qu’elle est un affrontement d’opinions, cad de discours qui ne sont que le reflet de nos passions, de nos intérêts, de nos préférences subjectives ou de notre ignorance. (continuer page 25 et 26 + platon par lui-même. Ne pas oublier les comparaisons : le sophiste est au philosophe ce que le cosméticien est au médecin)

Poser la question de savoir s’il est possible de vivre en-dehors de tout préjugé. L’objection de Arendt. Mais les dangers de l’opinion.

IV L’EXIGENCE DE PENSER PAR SOI-MÊME. L’AUTONOMIE.

Explication du texte de Kant.


“Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non pas dans un défaut de l’entendement, mais dans un amnque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d ‘autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit si facile à d’autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre, qui me tient lieu d’entendement, un directeur, qui me tient lieu de conscience, un médecin, qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montre le danger qui les menacent, si elles essaient de s’aventurer seules au dehors. Or ce danger n’est pas vraiment si grand; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte détourne ordinairement d’en refaire l’essai.
Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité, qui est presque devenue pour lui nature. Il s’y est si bien complu; et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions et formules, ces instruments mécaniques d’un usage de la raison, ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, voilà les grelots que l’on a attachés aux pieds d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux,ceux qui sont arrivés, par le propre travail de leur esprit, à s’arracher à al minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.”

KANT. Réponse à la question “ Qu’est-ce que les Lumières?” 1784.


“A la liberté de penser s’oppose, en premier lieu, la contrainte civile. On dit, il est vrai, que la liberté de parler ou d’écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres? Aussi bien, l’on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser - l’unique trésor qui nous reste encore en dépit de toutes les charges civiles et qui peut seul apporter un remède à tous les maux qui s’attachent à cette condition.
En second lieu, la liberté de penser est prise au sens ou elle s’oppose à la contrainte exercée sur la conscience. C’est là ce qui se passe lorsqu’en matière de religion en dehors de toute contrainte externe, des citoyens se posent en tuteurs à l’égard d’autres citoyens et que, au lieu de donner des arguments, ils s’entendent, au moyen de formules de foi obligatoires et en inspirant la crainte poignante du danger d’une recherche personnelle, à bannir tout examen de la raison grâce à l’impression produite à temps sur les esprits.
En troisième lieu, la liberté de penser signifie que la raison ne se soumette à aucune autre loi que celle qu’elle se donne à elle-même. Et son contraire est la maxime d’un usage sans loi de la raison - afin, comme le génie en fait le rêve, de voir plus loin qu’en restant dans les limites de ses lois. Il s’ensuit comme naturelle conséquence que, si la raison ne veut point être soumise à la loi qu’elle se donne à elle-même, il faut qu’elle s’incline sous le joug des lois qu’un autre lui donne; car sans la moindre loi, rien, pas même la plus grande absurdité, ne pourrait se maintenir bien longtemps. Ainsi l’inévitable conséquence de cette absence explicite de loi de la pensée ou d’un affranchissement des restrictions imposées par la raison, c’est que la liberté de penser y trouve finalement sa perte. Et puisque ce n’est nullement la faute d’un malheur quelconque, mais d’un véritable orgueil, la liberté est perdue par étourderie au sens propre de ce terme.”

KANT. Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786)

V LA SAGESSE.

Temps maintenant d’en venir au dernier aspect de cette présentation de la philo, en interrogeant l’étymologie du mot. La philosophie, c’est l’amour de la sagesse.

Deux remarques : la philosophie n’est pas la sagesse, mais sa recherche, elle est une démarche, une quête infinie, une activité interminable de questionnement. Elle n’est donc pas, comme la science, la possession d’un savoir dans lequel s’asseoir, s’arrêter.

Mais que faut-il entendre par sagesse ? Possibilité de le faire comprendre en distinguant philosophie et science, et philosophie et technique.

La science est un savoir du réel, qui rend celui-ci intelligible. Elle nous dit ce qu’est le monde. La technique est un pouvoir, c’est-à-dire une puissance qui nous donne prise sur les choses pour les modifier, les transformer.

La technique nous donne des moyens d’action, mais elle reste muette sur les fins qui doivent guider notre conduite. Seule la philosophie pose le problème des fins au service desquelles mettre notre savoir et notre pouvoir. Seule elle pose le problème des valeurs.

Mais pour bien comprendre cette notion de sagesse, il faut sans doute revenir à l’origine de la philosophie, et montrer en quoi la philosophie implique une certaine façon d’avoir le souci de soi, pour reprendre l’expression employée par de nombreux philosophes antiques, en particulier Socrate, dans l’apologie.

Que signifie la notion de “souci de soi” ? D’abord, préciser le sens de la notion de souci, le sens qu’il peut avoir en philosophie, et qui est différent du sens usuel du terme.

Le dictionnaire Littré définit le souci comme un “soin accompagné d’inquiétude”. C’est ainsi que la plupart des hommes soit vivent dans l’insouciance, soit ont des soucis.

Être insouciant, c’est l’attitude par excellence de l’homme d’opinion, qui ne prend pas conscience du caractère problématique de l’existence humaine et du monde humain. C’est aussi une attitude d’irresponsabilité de l’individu tout entier refermé sur son monde particulier, celui de la quotidienneté.

Insouciance également du fait que cet homme d’opinion trouve dans les préjugés, les idées toutes faites qui lui sont proposés par son temps les réponses aux questions qu’il pourrait être amené à se poser; Ce qui lui évite de questionner le monde. Attitude de paresse, d’absence de vigilance intellectuelle.

Mais il est également possible d’avoir “des” soucis. Les soucis, pour les hommes, proviennent toujours du fait qu’ils craignent ou espèrent des choses dont la maîtrise leur échappe.

C’est ainsi que la plupart des hommes se font des soucis à propos de leur fortune, des biens matériels, de leur réputation, de leurs amours plus ou moins contrariées.

Le souci de soi dont on parle en philo est d’une nature tout à fait différente.

Dans l’apologie de Socrate, où est raconté le procès de Socrate, ce dernier dit la chose suivante : “Ma seule affaire, c’est en effet d’aller par les rues pour vous persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune aussi passionnément que de votre âme, pour la rendre aussi bonne que possible”.

Comment faut-il entendre ce conseil : “se préoccuper de son âme pour la rendre aussi bonne que possible” ? Préciser le sens du concept d’âme, qui n’est pas la notion chrétienne; c’est simplement notre personne en tant qu’elle possède une dimension morale.

Se soucier de soi, c’est se poser la question : “comment dois-je vivre” ? Non pas au sens banal du terme, par ex. quel métier dois-je choisir etc... Mais comment dois-je vivre de façon à ce que ma vie soit bonne, qu’elle possède une valeur. Cette question a donc une dimension que nous qualifierions aujourd’hui d’existentielle.

Ce qui implique de cerner ce qu’est véritablement ce “soi” dont Socrate demande que nous nous occupions enfin. Il y a une injonction célèbre de Socrate qui dit “connais toi toi-même”.

Ce n’est pas une injonction à l’introspection, à la découverte psychologique de notre intériorité. Mais une injonction à délimiter la partie de notre être qui est essentielle, à nous détourner de ce qui n’est pas véritablement nous-même, cad nos possessions, la renommée, ou de ce qui n’est qu’à notre service, comme le corps.

Finalement, “se soucier de soi” ou “se connaître soi-même” impliquent la même démarche, en vue d’une vie bonne. Il s’agit là d’un art de vivre. Donc Socrate propose un renversement des valeurs par rapport aux préoccupations de la plupart des hommes, uniquement soucieux de ce qui leur est finalement extérieur.

Il convient d’éviter à la fois l’irresponsabilité de l’insouciance, et les soucis qui accablent la plupart des hommes, pour avoir souci de soi. Montrer qu’il n’y a là nul égoïsme, qu’au contraire, l’égoïsme est du côté de l’homme d’opinion.

Mener une vie bonne est alors la préoccupation du philosophe, de celui qui “aime la sagesse”.

Nous verrons qu’il y a de multiples différences dans la façon de concevoir la nature bonne de la vie selon les écoles philosophiques (pour certaines, ce sera le plaisir, pour d’autres la vertu, ou le bonheur, mais encore, quelle définition donner de ces notions ?), mais toutes partagent la même préoccupation.

Ne pas partager cette préoccupation confine l’homme dans une vie mauvaise ou insignifiante.

Socrate disait :

“ Si je dis que c’est peut-être le plus grand des biens pour un homme que de s’entretenir tous les jours soit de la vertu, soit des autres sujets dont vous m’entendez parler, lorsque je mets à l’épreuve les autres et moi-même, et si j’ajoute qu’une vie qui ne se met pas elle-même à l’épreuve ne mérite pas d’être vécue, vous ne me croirez pas”.

Retenir l’essentiel : une vie qui ne se questionne pas elle-même ne mérite pas d’être vécue, autrement dit, elle ne possède aucune valeur.

Et Heidegger montrait qu’une vie qui n’est pas habitée par le souci au sens philosophique était inauthentique, fausse, mensongère, beaucoup plus proche de la simple survie animale que d’une vie humaine.

Ce qui nous permet de comprendre pour conclure, que la philosophie est bien autre chose qu’une discipline scolaire qu’il faudrait apprendre, mais une façon de vivre, de chercher une vie bonne, non seulement pour soi-même, mais également avec les autres. raison pour laquelle il n’y a pas d’âge pour philosopher, ni de lieu particulier.

Le philosophe grec Plutarque, au début du II° siècle après J-C disait :

“ La plupart des gens s’imaginent que la philosophie consiste à discuter du haut d’une chaire et à faire des cours sur des textes. Mais ce qui échappe totalement à ces gens-là, c’est la philosophie ininterrompue que l’on voit s’exercer chaque jour d’une façon parfaitement égale à elle-même. Socrate ne faisait pas disposer des gradins pour les auditeurs, il ne s’asseyait pas sur une chaire professorale; il n’avait pas d’horaire fixe pour discuter ou se promener avec ses disciples. Mais c’est en plaisantant parfois avec ceux-ci ou en buvant ou en allant à la guerre ou à l’agora avec eux, et finalement en allant en prison et en buvant le poison, qu’il a philosophé. Il fut le premier à montrer que, en tout temps et en tout endroit, dans tout ce qui nous arrive et dans tout ce que nous faisons, la vie quotidienne donne la possibilité de philosopher.”

Conclure en montrant qu’il faut un lieu de “loisir”, à l’abri des contraintes matérielles et des agitations du monde extérieur, pour retrouver cette liberté de penser à soi. Ce lieu est construit comme un artifice, c’est l’école.

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